Dites-nous David Martin… : « Le problème, c’est que beaucoup ne cuisinent pas leur cuisine. »

13 décembre 2018

Le cuisinier de l’année en Belgique, c’est lui. Elu ‘Chef de l’Année’ par le guide jaune et une seconde étoile au guide Michelin quelques jours plus tard. David Martin est depuis presque quinze ans à la tête de la Paix, vénérable institution née en 1892. Technicien hors-pair, d’abord précurseur unanimement reconnu pour sa maîtrise des viandes maturées, David Martin est revenu bouleversé d’un voyage au Japon, il y a quelques années. Un voyage au pays du soleil levant qui a fait basculer l’homme et sa vision de la cuisine, lui faisant prendre une voie que certains n’ont toujours pas compris aujourd’hui. Rencontre avec homme en phase avec lui-même. Alors, dites-nous David Martin…

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Un plat ?
Un seul ?… Waouw ! J’aime la cuisine de ma femme quand je mange à la maison, c’est la meilleure cuisine du monde ! C’est difficile pour moi de sortir un plat là, comme ça. Donc, un bon plat, c’est un plat fait avec passion. Un plat fait avec amour, tout simplement. Peu m’importe qui le fait, que ce soit un chef, que ce soit ma femme, que ce soit ma belle-maman, que ce soit mes gars quand ils me font goûter quelque chose. Un plat avec de la passion dedans ! Sinon, j’aime assez les plats en cocotte, j’aime les plats mijotés. J’aime les plats qui ont pris du temps. Je n’ai pas vraiment un plat préféré.

Un produit ?
J’aime les crustacés ! Vraiment. Et j’aime les crustacés car c’est un produit bien plus complexe qu’on ne le croit. C’est très complexe de travailler les crustacés. Par exemple, à La Paix, nous travaillons le homard. On essaie d’avoir une ligne de conduite qui est de partir d’une page blanche à chaque fois, sans oublier ce qui a été fait par le passé mais surtout pour s’en servir comme point de référence. Le homard, en tant que jeune cuisinier, souvent on nous apprend à le pocher dans de l’eau frémissante pendant 5, 6, 7 minutes suivant la taille. Et puis on le sort, on le décortique, avec les carcasses on fait une bisque etc. Je trouve parfois aberrantes certaines idées arrêtées qu’on nous impose quand on est gamin, je les trouve complètement obsolètes, c’est comme si on rôtissait un boeuf entier ! Et donc, on donne la même cuisson au dos, au filet, aux pattes avant, aux pattes arrières et aux joues et au cou, etc ? Donc, on applique une seule cuisson aux différents muscles ? Le homard, il a aussi des muscles différents. Alors pourquoi je leur appliquerais la même cuisson ? Je me suis interpellé de ça lorsque je cherchais une nouvelle recette sur le homard. Je me suis rendu compte que le homard était souvent fait sur l’aromatisation. Alors, on fait un homard aux asperges, parce que c’est la saison des asperges. En été, on fait un homard aux petits pois parce que c’est la saison des petits pois. Alors, le homard aux petits pois, c’est peut-être chouette mais ce n’est pas vraiment le bon moment. Le homard est presque vide, ils sont près des côtes, les eaux se réchauffent, il y a des algues, ils sont verts à l’intérieur, etc. Nous, on a simplement tout séparé, on a tout poché à l’huile d’olive à part, et aujourd’hui, on utilise toutes les parties du homard différemment. Comme sur un boeuf. On utilise le haut de la tête pour faire un beurre (tout ça au moment hein !). On utilise l’intérieur de la tête pour le pulvériser et en faire une sauce mi-cuite à l’instant, pour bien garder toute sa minéralité. On cuit la pince en la gardant crue, et la queue juste raffermie et terminée ensuite dans le beurre. Donc, oui j’aime le crustacé pour sa complexité.

Une matière ?
Le carbone. Pour sa solidité, pour sa flexibilité, sa résistance à l’usure, et son poids. J’aime les tressages différents qu’on peut y mettre. On voit souvent les carbones classiques mais il existe des carbones hyper-complexes. Et je rêve de faire des objets de table en carbone.

Un endroit où vous aimez aller manger ?
Aïe… Je dois prendre parti… Forcément. Alors, il y a un restaurant où l’on fait chaque année l’anniversaire de Nathalie, mon DavidMartin-LaPaix-MorganeBallPhotography-cuisine-4646 épouse, parce qu’elle ne veut le faire nulle part ailleurs, c’est la Table du Boucher à Mons. Pourquoi ? Parce que simplement, je ne vais pas au restaurant en tant que chef, je vais au restaurant en tant que client. Je ne vais pas juger un restaurant, je ne vais pas tester un restaurant, je vais manger au restaurant avec ma femme ou des amis. Je vois trop souvent sur les réseaux sociaux, quand quelque chose ouvre, on voit en commentaire : »On va aller tester, on va aller vérifier ! ». C’est pas l’essai d’une voiture quoi ! On teste à partir du moment où on va acquérir quelque chose ! On teste une voiture parce qu’on veut l’acheter. A la limite, le gars qui vient chez moi et qui vient me tester, c’est parce qu’il va me faire une offre après le repas pour racheter le restaurant ! J’ai aimé mon repas, je veux acheter le restaurant, je veux acheter le chef, je veux acheter le bâtiment ! (rires) Pour revenir à ta question, j’aime aller chez quelqu’un, plus qu’aller dans un restaurant. Quand je vais chez Filip Claeys (ndlr : De Jonkman, Sint-Kruis-Bruges), c’est pareil ! Je ne vais pas manger au Jonkman… Je vais manger chez Filip Claeys ! Je ne vais pas manger à la Table du Boucher, je vais manger chez Luc Broutard ! Donc, j’aime aller dans des maisons où c’est cohérent. J’aime la cohérence. Je vais chez chez Filip Claeys, tout lui ressemble. Je connais bien l’homme, et tout est cohérent : les oeuvres d’art qu’il a, le style du restaurant, son style de cuisine, sa vaisselle. Je ne bois pas de vin, je ne bois que de la bière, et chaque fois, que je vais au Jonkman, le sommelier, il a 15 bières pour me faire une dégustation de bières, c’est fantastique ! Chez Luc, c’est pareil, il me fait chaque fois une dégustation de cidres ou de bières. Ces gens ont la petite attention qui touche. J’ai plus l’impression d’aller manger chez eux à la maison, que d’aller dans un restaurant. Et j’aime bien cette idée que le restaurant « disparaisse » quand je vais chez quelqu’un. Même si je vais manger pour la première fois, je ne vais pas tester, je vais manger. J’arrive avec 100% de positif, sans préjugés, sans expectative, je mange. Et à la fin, quand on me le demande, je dis toujours que j’ai passé un bon moment : je mange avec ma femme ou des amis, j’ai donc d’office toujours passé un bon moment (rires). Après, si ça m’a plu ou pas, c’est autre chose. Si je reviens, c’est que ça m’a plu, si je ne reviens pas…

Le cuisinier qui vous impressionne le plus ?
Alain Passard. Parce qu’il a été mon maître à penser. Et que je trouve que c’est un type qui cuisine en permanence hors de sa zone de confort. Encore une fois, il fait partie de ces gens que l’on peut détester, qu’on peut traiter d’affabulateur ou même d’escroc intellectuel. Je parle à nouveau des gens que je connais bien. J’ai passé deux ans avec lui comme bras droit, et pour moi c’est un génie. C’est juste un génie ! Il faut savoir que l’équipe dans laquelle j’étais en cuisine chez lui à l’époque, il n’y en a pas un qui est en dessous de deux étoiles aujourd’hui. On était une équipe de deux ou trois macarons en herbe ! Et c’est aussi en partie grâce à lui que certains cuisiniers pensent hors de leur zone de confort. Capture d'écran 2018-12-11 11.00.21 Penser autrement, plus loin. Donc, ne pas prendre un homard et se dire « Oh j’ai trouvé un super curry en Thaïlande dernièrement ! Allez, quand je rentre on fait un super homard au curry ! » J’appelle ça faire du tuning ! C’est la même chose que le mec qui met des jantes larges sur sa bagnole, un autocollant Sport et puis un échappement qui fait du bruit en pensant qu’il a changé sa caisse. Il n’a rien fait, la base est la même. C’est le moteur qu’il faut changer, c’est la structure du châssis qu’il faut changer. Ce n’est pas la poudre de curry, aussi bonne soit-elle, qui va changer le plat. Si on veut changer, il faut repartir de zéro. On ne fait pas du tuning, on fait de la cuisine. Donc, Passard bien sûr. Parce qu’il est ultra-cohérent. Ou Asador Etxebarri, qui est un chef qui m’a fait pleurer à table. Là aussi, c’est une cohérence totale et une vraie cuisine de coeur. Je pense que cela a été ma plus grande émotion à table. Je n’ai plus jamais connu ça depuis.

L’endroit où vous vous sentez bien ?
Alors, je bouge beaucoup. Je dirais sur le chemin, entre deux points, entre le départ et l’arrivée. J’aime quand je pars parce que j’aime l’idée de partir et d’arriver quelque part. Et quand j’y suis, j’ai envie de revenir. Et quand je suis sur le chemin du retour, je suis content de revenir. Entre deux destinations, en somme.

Il y a quoi d’office toujours dans votre frigo à la maison ?
Presque rien. On mange la plupart des choses préparées au restaurant et qu’on cuit à la maison. Du poisson, de la viande, des légumes. Vraiment, mon frigo est vide. On prend du frais du restaurant tous les soirs.

Votre état d’esprit lors de votre premier jour à la Paix ?
C’était en novembre 2004… (il réfléchit) J’ai ressenti le bien-être. Je venais déjà à La Paix bien avant, j’y ai rencontré Nathalie. Je venais le matin, on prenait le petit-déjeuner. Et j’aimais l’endroit. Il y a des restos, tu rentres, tu te dis que ça ne te plaît pas : la déco, l’ambiance, que ça ne matche pas avec tes goûts. Ici, j’aimais tout. Les filles en tablier, la Maman qui était là. C’est l’idée qu’on se fait d’une auberge, d’un restaurant quand on est gamin, d’être là en famille avec les clients qui te font la bise. Un immense bien-être, donc. C’est pour cette raison que je n’ai pas bougé d’ici. J’aurais pu. Tout ce que j’ai investi ailleurs, j’aurais pu le mettre dans une villa en dehors de Bruxelles et faire la même chose que le plupart des gens.

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Quel serait le message que vous voudriez faire passer par rapport à votre métier ?
Je n’ai pas envie de tomber dans le lieu commun et dire que ce n’est pas un métier, que c’est une passion, etc… C’est un métier ! C’est un métier ! Un métier qui demande de la rigueur. Il ne faut pas se méprendre, ce n’est pas simplement cuisiner, c’est une entreprise un restaurant. Ca demande de la vision, une dose de risque, de la conviction dans ce que l’on fait. Et faire quelque chose qui est en cohérence avec soi-même. Quand on est cohérent avec soi-même, je pense qu’on a peu de chances de se tromper. Je pense que le jeune cuisinier demain qui va avoir le cran de démarrer et de dire qu’il va faire une cuisine simple, un stoemp saucisse par exemple, et bien s’il le fait, qu’il est cohérent avec lui-même et qu’il pousse jusqu’au bout, ça va marcher. Le problème, c’est que beaucoup ne cuisinent pas leur cuisine. Beaucoup cuisinent sans conviction, beaucoup cuisinent sans cohérence. Moi, je peux expliquer tout ce qu’il y a dans ce restaurant. L’origine de chaque plat que l’on a créé avec l’équipe. Chaque plat a un ADN, une traçabilité. Jusqu’à remonter à la source, au point de départ. Qui parfois, peut avoir dix ans, peut avoir trois ans, peut avoir six mois, peut être une destination, peut être un produit, une découverte, peut être une rencontre… On peut tout tracer. Dans la rigueur, je ne veux pas parler de dressage ou de déco, je veux parler de rigueur dans ses choix, dans ses convictions. Même si on est à contre-courant. Quand on a commencé ici (à La Paix), tout le monde faisait de la cuisine moléculaire. Je trouvais ça bien, ça a permis de botter les fesses à tout le monde. Et surtout aux français !… Et nous à La Paix, on faisait du pied de porc à ce moment-là. Quand on faisait de la viande, tout le monde faisait du poisson. Et puis, on a arrêté la viande, on a décidé d’aller au bout, parce que ça devenait un vrai mal-être de ne plus pouvoir s’exprimer parce que tout le monde ne voulait plus que de la viande et venait chez nous uniquement pour ça. Donc oui, cette rigueur dans ses choix, ne pas lâcher ce qu’on aime, être fidèle à ses convictions, être cohérent et garder le cap. Et ne pas viser une récompense, comme l’étoile Michelin. C’est un faux objectif que de se fixer une récompense.

Quelque chose que vous n’avez jamais dit sur votre métier ?
Je me souviens, et cela m’a marqué à vie, lorsque je travaillais à L’Arpège chez Passard à Paris, il y avait dans l’équipe la fille de Marc Veyrat. Elle était en stage chez nous. Elle travaillait en pâtisserie avec moi, dans la cave. Elle arrivait tous les matins en roller, elle était très cool, c’était une chouette fille. Et une sacrée bosseuse. Et un jour, elle reçoit un coup de fil lui apprenant que son père a fait un malaise. Passard descend dans la cuisine et lui demande ce qui se passe. Elle lui dit que son père vient de tomber dans la cuisine. Je n’ai jamais vu Alain Passard en colère. Mais ce jour-là… (silence)… Il a frappé un coup de poing dans l’unique étagère en inox que nous avions dans notre partie et a hurlé : »P… de métier de m… ! » Je ne l’oublierai jamais. Les gens ne comprennent pas qu’on n’est pas cuisinier huit heures par jour. Qu’on peut avoir des idées de plats, des idées d’assiettes à n’importe quel moment. On est cuisinier en permanence. Et comme on ne fait que ça et qu’on ne pense que par ça, quand pour un raison ou pour une autre, un grain de sable vient gripper les engrenages, ça nous touche au plus profond de notre âme. C’est toute notre vie qui coince. Quand notre métier ne va plus, c’est notre vie qui ne va plus.

La « crasse » à laquelle vous ne pouvez résister ?
Oh ! Il y en a !… Tu vois, ces petits bonbons multicolores au ciné ? Je me dis à chaque fois qu’il ne faut pas qu’on en prenne parce que ce n’est pas bon. Puis j’en prends un paquet, je le ramène à ma femme… et puis je bouffe tout. J’en ai mal au ventre en sortant. Et je m’en veux car je sais ce que ça va me faire mais je suis addict au shoot de sucre ! Ou alors, et quand j’en vois, je dois en prendre d’office, ce sont les nachos sauce fromage. Je craque complètement. Je suis addict du fromage. Et du fromage fondu, je meurs !

Un truc de cuisinier que vous voulez bien révéler ?
La première chose, c’est ne pas essayer de reproduire les recettes des chefs ! Parce que il n’y a aucun chef qui donne la bonne recette ! Sauf dans Martin Bonheur ! (rires)… Sinon, il y a un plat à la maison que j’aime beaucoup, je parlerais d’un belle volaille. Un volaille d’un kilo huit, presque deux kilos. Le fond de la cocotte, je le frotte d’abord avec de l’ail, je prends du beurre ramolli, j’en mets un bon demi-centimètre. Ensuite, je mets du thym et du romarin frais. Je prends une tranche de pain de campagne que je fais toaster, je la pose sur mon beurre, je pose mon poulet dessus et une fois que j’ai posé le poulet, je prends tous les légumes de saison que j’ai, je fais un mélange de tous ces légumes et je couvre ma volaille. J’habille ma volaille comme une sorte de costume avec tous ces légumes râpés, j’assaisonne. De nouveau des petits copeaux de beurre et je mets au four pendant une heure. Le bonheur !

Un vin ?
L’Orval ! (rires)

Une musique ?
Rag’n’Bone Man, Human ?… J’aime bien ? J’aime bien le bonhomme. J’aime beaucoup de styles de musique : Debussy, Parabellum, OTH, les Sex Pistols. J’aime tant qu’il y a une mélodie. La techno, c’est pas trop mon truc, ça me fait penser à la cuisson d’un poulet sous vide.

La dernière chose qui vous a fait rire ?
C’était Alexandre Dionisio, de la Villa in the Sky. C’était à la réception du guide Michelin, il ma dit : »T’es un bel enfoiré ! ». Je lui demande pourquoi et il me répond : »Ben oui, tu as gagné le prix du Chef de l’Année au GaultMillau. Tu pars une semaine à l’Ile Maurice. Tu reviens et tu prends la deuxième étoile Michelin ! » Il ma bien fait rire quand il m’a dit ça.

La dernière chose qui vous a rendu triste ?
Je ne suis pas triste facilement. Ou facilement et en permanence mais je me soigne. Si l’on doit parler de vraie tristesse, on doit parler du décès de mon Papa, il y a trois ans mais… Mais plus en général, ce sont plutôt ce que j’appellerais des « micro-DavidMartin-LaPaix-MorganeBallPhotography-cuisine-4332tristesses ». Tu vois, ici les cuisiniers, on n’a pas de fiches de recettes. Tu passes la matinée dans la cuisine, tu ne verras pas une fiche de recettes. Parce que j’aime qu’ils travaillent au toucher, j’aime qu’ils travaillent à la sensation. D’ailleurs nos recettes, la recette du homard, je ne sais pas l’écrire. On ne peut pas écrire un timing parce que c’est fait au toucher. Je ne peux pas donner une recette de l’aligot de pommes de terre car c’est en fonction de la teneur de la pomme de terre ou de la puissance du fromage à ce moment-là. Donc, je suis triste quand je vois un cuisinier qui manque de sensibilité. Quand je vois un cuisinier qui est un peu « à côté », qui est capable mais qui est « à côté » parce qu’il n’y met pas assez le coeur. Et je le vois. Je le vois parce que le geste est moins précis, le toucher n’est pas là. Ca me peine.

Le geste simple du quotidien qui vous fait du bien ?
En cuisine, c’est sans hésiter découper. Sinon, c’est démarrer. Si je dois te donner un geste, ce serait démarrer l’une de mes motos ou l’une de mes voitures. J’aime tourner la clef pour filer. Je suis un rouleur mais un rouleur par plaisir. J’aime l’adrénaline en moto et en voiture. Quand je peux mettre la clef de contact, allumer le moteur et démarrer, j’aime. Pour aller manger, pour voyager, j’aime ce geste. Je vais quelque part, ça veut dire que je vais découvrir, que je vais rencontrer.

Une cuisine ?
La cuisine japonaise. J’ai vu des choses au Japon que je n’ai vu nulle part ailleurs dans le monde ! J’ai vu un chef me servir un brin de riz, un épi de riz, une branche de riz qui, à une certaine saison de l’année, peut être frite. On le souffle à l’intérieur de son étui, à un certain niveau de déshydratation, il est donc soufflé à l’intérieur de l’enveloppe. A le voir, je ne voulais pas le manger. Et pourtant… Au Japon, il y a 52 saisons dans la cuisine. En Europe, on se frise en disant qu’on utilise les produits de saison. On a quatre saisons, eux ils en ont 52 ! Chaque semaine est une saison. Et j’aime aussi la cuisine japonaise pour ce gars que j’ai vu polir son riz… Polir son riz ! Tu imagines ?… Il le polit avant de le cuire, pour que tous les grains aient une taille similaire et parvenir à une cuisson parfaite. Ou pour ce gars qui fait fabriquer son propre couteau pour découper le poisson dans un sens, pour trancher les arêtes du poisson sans les enlever pour que celles-ci fondent à la cuisson et donner de l’umami ?… Là, je dis waouw ! J’aime la cuisine japonaise pour l’engagement. Et cet engagement était dans toutes les cuisines des grands chefs classiques avant ! Un homme comme Jean-Pierre Bruneau était comme ça avant. Chez Bruneau, quand ils faisaient leurs sauces gibier, c’était leurs amis chasseurs qui amenaient le gibier, ils le nettoyaient, ils le rôtissaient bien comme il fallait avec de beaux oignons, avec de belles carottes, ils surveillaient la cuisson, ils mettaient des bonnes pommes, en goûtant bien la pomme avant de la mettre dedans, etc… C’était aussi le même engagement. Je pense qu’à un moment donné en cuisine, et on y est tous passé, (et je m’inclus dedans hein !), on perd parfois l’engagement qui est que « tout » soit bon dans le plat. Même quand on fait une viande braisée, la carotte doit être de bonne provenance, l’oignon doit être de bonne provenance, le beurre doit être de bonne provenance. Ne pas se dire simplement « j’achète une superbe viande et puis j’achète de la carotte industrielle parce que c’est juste de la carotte pour la garniture ». Et c’est ce qu’il y a dans la cuisine japonaise, tout est aussi soigné que le produit principal, tout ! Je souligne le « tout » ! Tout est traité à même titre : le beurre, l’huile, la garniture, l’assaisonnement, la provenance du sel. Ils poussent tout à l’extrême.

Et ce déclic, il s’est produit dès la première fois au Japon ?
Ca a été instantané, oui. Outre le décès de mon Papa, ça a été le moment qui m’a le plus perturbé dans la vie : je me suis dit que je ne faisais pas la cuisine que je voulais ou que je devais faire. Ca a été brutal ! Instantané ! La première fois où j’ai cuisiné avec un grand chef japonais, j’étais avec Gert De Mangeleer du Hertog Jan. Le type sort une espèce de poisson sabre. Et puis, il coupe un morceau. Il le fait pocher dans un bouillon dashi frémissant. Puis, il nous demande de le goûter. Immangeable ! Comme une boule de pâte à pain crue truffée d’aiguilles à coudre. Infect! Le type a repris son couteau, le bon, celui qu’il s’était fait fabriquer sur mesure à partir d’acier tamahagane. Il a coupé à nouveau. Mais il a coupé en s’arrêtant à la peau à chaque fois avec son immense sabre et il a coupé, il a coupé… On devinait à peine ce qu’il coupait. Il a repris ce poisson, il l’a remis dans le bouillon et il a voulu nous le refaire goûter. On a dit : »Non pas deux fois ! Tu es bien gentil mais tu ne vas pas nous avoir deux fois! » Et on a quand même goûté… Il n’y avait plus rien. C’était top ! Et les arêtes étaient encore dedans. Et son idée à lui, lui qui a créé ce plat et ce couteau, c’était de se dire : »Moi, j’aime pocher les poissons dans l’huile d’olive ou dans les matières grasses. Parce que je trouve que les goûts des poissons ne sont pas liposolubles. Tu peux cuire dix bars dans de l’huile d’olives. Si tu prends la même quantité d’eau et que tu y cuis tes poissons, à la fin tu peux jeter tous les poissons et boire l’eau parce que tu auras un bon bouillon. Et donc lui, il partait du principe que, comme il y avait des arêtes dessus, il devait y avoir de l’humidité pour extraire l’umami de l’arête. Le poisson avait deux fois plus de goût et était hyper-tendre. Alors après, il nous a prêté son couteau, chose très rare là-bas, et il nous a invité à essayer. Et je peux te dire que Gert et moi, on n’est pas trop manchots avec un couteau en mains, et j’ai coupé. Je pense n’avoir jamais été aussi précis avec un couteau et n’avoir jamais coupé aussi fin de ma vie. Il a pris le morceau, il l’a poché. Il nous l’a donné, c’était immangeable… Et il riait, il était mort de rire. On s’est dits que le gars, avec un morceau de poisson et l’art du couteau, il nous avait séché en trente secondes.

Votre meilleur souvenir de table ?
Chez Asador Etxebarri. Je ne dois même pas réfléchir. Asador Etxebarri… Tout était fantastique. On était à San Sebastian et je voulais absolument aller chez lui. On part en voiture et on arrive, on se gare sur la place du village. Il n’y a rien. Il y a cinq maisons et c’est tout. On rentre dans le café du village. Un café quoi ! Avec dans le coin, la petite télé que tout le etxebarri_lp3monde regarde en buvant un truc improbable. On leur dit qu’on cherche le restaurant et un gars nous fait signe de la main « c’est au dessus… » On est montés, on s’est attablés, un décor indescriptible. Ne sachant que choisir, on lui a fait comprendre qu’on donnait carte blanche au chef. Il a commencé avec une soupe de lentilles au chorizo. Il fait pousser ses lentilles non loin de chez lui et il fait lui-même son chorizo. Moi, qui suis d’origine basque, le chorizo je connais, j’en ai bouffé. C’était tout simplement le meilleur chorizo que j’aie mangé de ma vie. Ca a commencé comme ça et ça s’est enchainé jusqu’à la fin. Une boule de beurre roulée dans des miettes de pain, à mettre en bouche. Je me dis, ça va pas être bon ça. Si ça commence comme ça, c’est qu’on a roulé tous ces kilomètres pour rien. Et c’était fantastique ! Je ne sais pas ce qu’il avait fait, il avait peut-être foisonné le beurre avec un petit lait, je ne sais pas. C’était juste bon. Ensuite, on a eu des poissons, j’ignorais qu’il avait tous ces poissons vivants en bas de chez lui. Puis, on a eu une côte de boeuf, puis on a eu un homard. Puis, on a eu un plat au caviar… poêlé. Là, tu te dis : ça va pas le faire !… Et waouw !
Et puis, on descend dans la cuisine. Je savais qu’il utilisait des grils mais je n’avais pas encore vu la cuisine. En fait, il a inventé des poêles, ça a la forme d’une poêle mais c’est plus un tamis. Et on voit Asador Etxebarri, avec son second de l’époque, qui était un canadien je crois. Et puis, on cherche du regard le reste de l’équipe, il n’y avait plus personne… Ils n’étaient que deux ! Et tous ces fameux grils. Et dans le mur, une ouverture, avec toutes les variétés de bois, il fabriquait son propre charbon. Lui, c’est le plus japonais des chefs espagnols. C’était fantastique. C’est l’un des plus grands chefs du monde. L’art de la cuisson, c’est lui ! Mais de la cuisson juste. Et tous les produits ont une histoire, il n’y avait rien dans l’assiette qui n’était pas bon. Tout était bon!

Propos recueillis par Laurent Delmarcelle à Anderlecht, le 6 décembre 2018.
Photos La Paix – Morgane Ball

L’actualité de David Martin
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La collection de vaisselle S.Pellegrino pour les chefs où il a collaboré avec le designer Charles Kaisin.