Ambassadeur absolu de la grande cuisine italienne, son Senzanome est étoilé depuis vingt ans et figure parmi les meilleurs tables transalpines au monde. Deuxième étape de notre échange avec Giovanni Bruno. Après le portrait d’hier, nous avons voulu en savoir un peu plus – et autrement – sur l’homme et ses goûts.
Giovanni, ta première émotion à table, tu te souviens ?
Oui, c’est très clair pour moi… C’était chez mon grand-père. Je devais avoir une dizaine d’années. Tu vois, la sauce tomate qu’il faisait… (sourire). On habitait pas au même endroit. On allait le voir, il y avait une porte cochère, il y avait un escalier en marbre… Et quand on montait l’escalier, on sentait déjà l’odeur de la sauce tomate, on souriait. Et ma maman souriait aussi, elle disait : « Ah… Nonno a fait de la sauce tomate !… ». Il avait une façon de la faire… Aujourd’hui, c’est impossible de la faire comme lui la faisait, on n’a pas le produit. Il démarrait avec une couenne de porc, deux gousses d’ail, de l’huile d’olives, il ajoutait un concentré de tomates, son concentré de tomates, des tomates qui avaient séché au soleil… Au soleil, doucement au soleil, Laurent… Tu vois?… Et il nous faisait une sauce tomates. C’était à tomber par terre.
Tu as un plat favori ?
Ah… Sans hésiter, si on me retire tout et que je ne peux garder qu’un seul plat, je garde un spaghetti sauce tomates !
On trouve quoi toujours dans ton frigo à la maison ?
Honnêtement, mon frigo, il est souvent vide ! (rires). J’achète des choses pour mon fils, tu sais à leur âge, ils mangent beaucoup… et ils n’ont jamais assez, donc je remplis. Mais j’ai toujours de quoi faire un petit quelque chose…
Un plat que tu aimes cuisiner à la maison ?
Quand je suis à la maison, et surtout quand je cuisine à la maison, c’est quand j’invite des amis. Et évidemment, ils s’attendent à avoir des pâtes… Et j’en fais ! Mais je fais aussi très souvent un risotto. Beaucoup de gens pensent qu’un risotto, c’est très difficile à réaliser. Je profite du moment pour leur montrer que ce n’est pas si compliqué. Et que c’est très bon.
« Je fais un risotto, parce que beaucoup de gens pensent
qu’un risotto c’est très difficile à réaliser«
Quel est l’endroit où tu te sens bien ?
Chez moi, en Sicile. Quand je suis là, je retire la prise, je respire…
As-tu un rêve inavoué ?
Oui… Et bien, écoute… Si je devais encore faire quelque chose, parce que je ne me vois pas rester inactif, ce serait une plage… Une plage, avec un restaurant, un petit endroit où tu manges de beaux produits de la mer. Quelques tables, le soleil, du bon vin. Une plage, ce serait bien…
Plutôt viande ou poisson ?
Poisson. Et mon poisson préféré, c’est le rouget, vraiment…
Tu as un vin préféré ?
J’ai commencé à boire du vin très tard dans ma vie. Ça peut paraitre bizarre mais j’ai d’abord et avant tout été cuisinier. Et un jour, je me suis dit que je devais vraiment m’intéresser au vin. Aujourd’hui, j’aime le vin blanc, le vin rouge, les bulles… mais j’irai plus facilement vers le vin blanc, pour la fraîcheur je pense. Et je vais plus vers les monocépages et l’autochtone.
Un fruit préféré ?
La pastèque ! C’est toute mon enfance ! Je raffole de pastèque… C’est frais, c’est léger, bien frappé. J’adore !
Un légume favori ?
L’aubergine. Tu vois, avec l’aubergine en tant que cuisinier, tu peux faire des choses grandioses. Comme les libanais font le caviar d’aubergines, c’est fabuleux. Tu as l’aubergine confite, tu as l’aubergine alla parmiggiana, tu as l’aubergine frite… Ici, je fais une aubergine cuite pendant des heures et laquée. Il y a moyen de faire plein de choses fabuleuses avec l’aubergine. Et à la limite, si tu fais une grosse aubergine, tu la cuis comme il faut, tu as l’impression de manger une viande, tellement c’est… Ce côté fumé, naturel, j’aime beaucoup.
Quel est ta cuisine préférée ?
La cuisine japonaise !…
Pourquoi ?
Parce qu’elle ressemble à la cuisine italienne : produit, produit, produit ! Le produit est mis en évidence, on ne le transforme pas, très peu d’assaisonnement, léger, rien que le produit. C’est aussi pour cette raison que les japonais aiment notre cuisine. À Bruxelles, je mange japonais au Yamayu Santatsu et bien sûr, chez Kamo, qui est un ami.
« Nos sages à nous, ce sont nos parents. »
Quelle est la crasse pour laquelle tu tombes ?
La fricandelle ! (rires)… Avec un peu de moutarde. J’adore. Ça me rappelle un événement ici à Bruxelles, on était avec Frédéric Anton, le Chef français, il a 3 étoiles… On avait terminé en ville à manger des frites et des fricandelles. Et à mon avis, je ne suis pas le seul à craquer pour ça ! (rires).
Tu as un sport favori ?
J’avais deux passions dans la vie : la cuisine et le sport automobile. J’ai fait de la course auto, j’ai couru en Tourisme et en Grand Tourisme. Je roule encore parfois. Ça reste une passion. J’ai toujours été sportif, pour avoir une condition physique à la hauteur. Et je la soigne encore aujourd’hui. Je me dois de le faire avec le rythme de vie que j’ai.
Un film culte ?
Un film m’a fort touché… Tu vois, j’ai un chien, Ika, qui a 15 ans aujourd’hui… Mais ce film avec Richard Gere… ‘Hatchi’. Ça m’a fort touché, je pense que tout le monde a pleuré en regardant ce film. C’est une histoire vraie, l’histoire de ce chien qui a attendu son maître pendant dix ans.
Quel est ton mot préféré ?
En cuisine, je dis toujours « dai dai dai !!! » C’est mon go go go ! Pour motiver l’équipe.
Quelles sont tes musiques favorites ?
Je suis assez large d’esprit niveau musique. Evidemment, je peux écouter de la musique italienne ; c’est très poétique, très romantique, et même les grands classiques. Mais il y a une chanson qui m’a toujours suivi, ça s’appelle « Ancora ». C’était le générique d’une émission télé que je regardais, qui passait très tard, c’était un type qui faisait des interviews de stars, de personnalités importantes. Et puis, n’oublions pas Barry White, c’est ma jeunesse. Aujourd’hui, je vois les jeunes danser sur Barry White, ça reste intemporel, des chansons qui ne meurent jamais.
As-tu une madeleine de Proust ?
La vie est souvent faite de hauts et des bas, et donc quelque chose qui peut aider à certains moments, ce sont les paroles d’un sage. Et nos sages à nous, ce sont nos parents. Souvent, quand j’ai un petit coup de moins bien, je pense à ma mère, et à certaines paroles qu’elle me disait. Qu’est-ce qu’elle aurait fait, qu’est-ce qu’elle m’aurait conseillé ?… Et mon père aussi. Mon père était un intellectuel, il lisait énormément. Quand je lui posais une question sur un mot, sur le sens d’un mot ou sur son orthographe, il me regardait et me répondait : « Quand est-ce que tu vas commencer à lire ? »… (rires).
Quelle est la dernière chose qui t’a rendu triste ?
Il y a un sujet qui m’interpelle beaucoup de nos jours, c’est la guerre. Je ne comprends pas pourquoi, aujourd’hui, en 2024, on fait encore des guerres. Tout le monde s’inquiète pour le climat, moi je ne m’inquiète pas trop pour le climat. L’histoire de la Russie et l’Ukraine, d’Israël et Gaza… Je ne vois pas où est la logique. Les guerres me rendent triste…
… Et celle qui t’a fait sourire ?
Les humoristes me font rire. Quand je tombe sur un humoriste sur les réseaux sociaux ou à la télé, ça m’évade. En Italie, j’en regarde quelques-uns mais je ne retiens pas les noms (rires).
Qu’est-ce qu’un « bon plat » pour toi ?
Alors, Laurent, on va d’abord préciser que je suis un chef de cuisine, pas un critique gastronomique. L’un sait comment il fait à manger, et l’autre en général ne sait rien. Souvent, les critiques gastronomiques… no comment ! Et il y en a pas mal… Ceci dit, j’accepte toute remarque constructive. On peut être d’accord ou pas d’accord, bien sûr.
Pour offrir un bon plat… Un chef, pour moi, il doit réaliser la bonne cuisson et le bon assaisonnement. Le reste, c’est bullshit ! La cuisson et l’assaisonnement ! Tout est là !… Même pour le plat le plus simple. Si tu cuis trop peu… ou si tu cuis trop, c’est quelques petites secondes, et dans les deux sens, qui déclinent la perfection ou la médiocrité. L’assaisonnement, c’est pareil.
« Arrêter, je ne pourrais pas…
Pour moi, arrêter, c’est vieillir en une fois. «Le moment qui a changé ta vie ?
Le Covid… Ça nous a rappelé qu’on n’est à l’abri de rien. Quand arrive un truc comme ça, qu’on te dis que tu dois fermer ton restaurant… On est dans une démocratie, et on te dis : « Tu fermes ton restaurant ». Ça a changé beaucoup de choses.
La situation la plus difficile que vous ayez eu à affronter ?
J’en ai connu quelques-unes… Mais la vente de ma première affaire n’a pas été positive. J’étais presque par terre. J’ai dû me relever, je me suis battu. Ce n’est pas un bon souvenir.
« Tous les enfants trouvent leurs parents has been…«
Que dis-tu à ton fils ?
C’est toujours difficile de faire passer le message à son enfant, on connait tous ça. Tous les enfants trouvent leurs parents has been, tu vois… Je lui dis « sois honnête ». Je le dis de veiller à s’auto-discipliner car tout ne tombe pas du ciel.
Dans le métier, quelle a été ta plus grande satisfaction ?
Peut-être d’avoir gardé cette volonté de faire toujours mieux et d’essayer d’évoluer. Quand je vois le parcours que j’ai accompli, je suis quand même heureux. Quand je vois d’où on vient, avec la famille…
J’ai une dernière question, elle t’est posée par une certaine Nadia Bruno….
… Sourire
Giovanni, quand est-ce que tu vas lever le pied ?…
… Je sais que ma soeur s’inquiète pour moi… (sourire). Alors, j’ai un plan, un plan qui est ficelé depuis quelques temps. J’y pense depuis deux ans… Je suis en train de réfléchir à quand et comment le faire. J’y travaille… Et je dois prendre plus de soin de moi, je suis conscient. J’ai envie de dessiner, de peindre, j’aime ça. Ou même sculpter… Travailler la matière, j’aime. Mais arrêter, je ne pourrais pas… Je ne pourrais pas ! Pour moi, arrêter, c’est vieillir en une fois.
Une rencontre entre Giovanni Bruno et Laurent Delmarcelle – Bruxelles, juin 2024. – Photos Eating.be (sauf le pilote de course).
A lire aussi : Portrait / Giovanni Bruno, Senzanome à Bruxelles : « On était des enfants…»
Senzanome – Place du Petit Sablon, 1 à Bruxelles.
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