«Arrière-cuisines» : des chefs passés à la casserole

3 novembre 2014

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Dans son livre le journaliste Jean-Claude Renard pointe des cuisines sans cuisiniers, des chefs reconvertis en entrepreneurs ou le despotisme des guides. Un brûlot, à consommer à froid.
Jean-Claude Renard, journaliste à Politis couvre les médias et la culture. S’il ne critique pas les restaurants, il s’intéresse de près à la gastronomie, notamment ses coulisses. En 2002, il a publié la Grande casserole (Fayard), qui brossait un tableau des chefs, leurs rapports avec la salle, les producteurs. Et montrait aussi un métier âpre régi en bonne partie par la finance. Une dizaine d’années plus tard, le paysage gastronomique a tant changé que Jean-Claude Renard a décidé d’y consacrer un nouvel ouvrage. Arrière-cuisines est une balade gourmande en France qui s’attache à faire découvrir des chefs estimables mais peu connus. Mais c’est surtout un décryptage drôle d’une situation parfois ubuesque: des cuisines sans cuisinier (dans l’écrasante majorité des restaurants en France), de la frénésie cathodique, des deals obscurs et juteux passés entre les chefs et l’industrie agroalimentaire, des additions astronomiques ou des figures de l’ombre (agents de chef, juges du guide Michelin) d’un business dont le poids financier ne cesse d’augmenter.

Comment le paysage gastronomique a-t-il évolué en France depuis 2002? widget

La cuisine n’a jamais été autant discutée, commentée et affichée, jusqu’à gagner les programmations d’Arte, s’accrocher aux cimaises d’un musée et devenir un objet d’études pour les sociologues. Les festivals et autres manifestations gastronomiques se sont multipliées, le cuisiner est mis en avant, il n’est plus le bougre ventripotent que l’on cache au fond des coulisses. Si l’époque est à la perte des repères, à l’individualisme, la cuisine semble s’affirmer comme valeur refuge. Cela n’est pas sans complexité: on dit que les Français se sont remis aux fourneaux, redécouvrent les marchés. Ils n’en restent pas moins les deuxièmes consommateurs de fast-food au monde. Et en France, à côté de la belle cuisine des palaces et de bonnes petites tables, il y a aussi beaucoup de mangeoires…

Quel type de restaurants réalisent les plus gros bénéfices?

Qu’ils soient hors de prix ou bon marché, ceux qui travaillent des produits frais ne se font que peu de marge, entre 0 et 20%. Pour être très rentable, il faut, comme environ 75% des enseignes en France, pratiquer la «cuisine ciseaux», c’est-à-dire réchauffer un plat cuisiné sous vide. Parce qu’un moelleux acheté 1 euro chez Métro est revendu en moyenne entre 7 et 11 euros. A cela s’ajoutent d’autres «avantages» pour le restaurateur: pas de charge salariale, puisqu’il n’y a pas besoin de cuisinier. Un service facile: il faut en moyenne sept minutes pour faire passer une dorade royale farcie de la chambre froide à l’assiette du client. Pas de pertes, une gestion pratique des stocks et la constance dans les goûts. Le risque pour un restaurant, c’est de cuisiner, et donc de proposer un plat trop salé, trop cuit…

Comment reconnaît-on ces enseignes?

En général, la formule tourne autour de 15 euros. Quelle que soit la saison, toutes proposent les mêmes plats sans aucune logique entre le tartare de saumon et la cassolette de rognons, sans spécialité maison, sans tonalité précise. La souris d’agneau au jus de thym, le dos de saumon et sa julienne de légumes… ces intitulés correspondent aux produits de l’agroalimentaire distribués par Métro, Davigel, Transgourmet et quelques autres groupes qui se partagent un marché de 8 milliards d’euros.

Un menu à 300 euros peut-il les valoir?

Oui. Outre les produits et la masse salariale, dans un restaurant chic, une nappe en lin de chez Porthault peut coûter 1000 euros, un verre en cristal Baccarat 120 euros, une pelle ramasse-miettes de Christofle 250 euros… Pierre Dac disait qu’une «addition salée est parfois le seul moyen de donner du goût au repas». Pour un certain type de clientèle, c’est le cas. La plupart des trois étoiles, hors Paris, ne sont pas toujours rentables. Mais on peut travailler à perte sur un secteur s’il rapporte de la rentabilité ailleurs.

Vous écrivez d’ailleurs que «pour vivre de sa cuisine, il faut en sortir».

S’il veut gagner de l’argent, le chef –qui cuisine vraiment– doit se tourner vers d’autres activités. Le nom d’Alain Ducasse est un véritable label: le Gascon devenu Monégasque est à la tête d’une vingtaine d’enseignes, son groupe emploie 800 personnes et représente un chiffre d’affaires de 120 millions d’euros par an. Cyril Lignac gère, outre trois restaurants, deux boulangeries-pâtisseries, un atelier de cours de cuisine, publie à tour de bras et joue les conseillers culinaires pour Findus. Mais ce business lucratif ne concerne qu’une infime partie de cuisiniers en France, peut-être une trentaine d’entre eux, qui occupent une place considérable sur le terrain médiatique. Ils s’entourent en conséquence. Ducasse, Robuchon ou Alléno ont tous une équipe apte à répondre aux sollicitations, dans une cosmogonie qui ressemble au football moderne.

Comment jugez-vous ces activités hors cuisine?

C’est tragicomique. J’aime un écrivain qui écrit des livres, un réalisateur qui fait des films et un cuisinier qui cuisine, comme Alain Passard, qui est toujours dans son restaurant, près de ses clients. Comment ne pas sourire quand Marc Veyrat, dont le restaurant en Savoie surfe sur la vague écologique, lance des foodtrucks en partenariat avec Multi Restauration Services et vante les qualités du jambon industriel Madrange? J’avoue ne pas comprendre que ces associations douteuses ne nuisent pas à la crédibilité des chefs, surtout après des scandales sanitaires tels que les lasagnes de cheval Findus. Souvent, la nature de la collaboration est opaque: quand Joël Robuchon collabore avec Fleury Michon, que fait-il exactement?

Le guide Michelin sert-il encore à quelque chose?

Tous les chefs s’accordent à dire qu’une étoile en plus ou en moins, c’est 20 à 30% de couverts en plus ou en moins. Mais les restaurants de province sont particulièrement touchés par ce phénomène…

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Source Next Libération.