Alain Ducasse : « La cuisine est à tout le monde »

21 février 2014

Source Atabula
Par Franck Pinay-Rabaroust

La rencontre avec Alain Ducasse s’est faite au Plaza Athénée, justifiée par une envie réciproque d’échanger librement sur la cuisine. Elle s’est déroulée peu après une série d’articles publiée dans le magazine Le Point où plusieurs chefs* ont exprimé des points de vue opposés sur l’état de notre cuisine hexagonale, mais avant le lancement par le Collège culinaire – dont Alain Ducasse est membre – d’une appellation sur le « fait maison ». Avant également que le 50 Best Restaurants ne lui décerne, lundi 15 avril, le Lifetime Achievement Award que lui-même contestait déjà dans notre entretien.

Avec le texte publié ci-dessous, Atabula fait un choix éditorial fort : reproduire l’entretien dans sa forme la plus originale possible, avec un travail minimal de réécriture, sans atténuation du ton qui a été celui d’Alain Ducasse pendant près de deux heures d’échanges à bâtons rompus. Notre volonté est de coller au plus près à la parole donnée, d’y laisser toute sa vivacité et son énergie. Le ton y est direct, sans ambages, vrai. D’où notre choix de supprimer les questions apparentes et de ne laisser que les mots du chef. Alain Ducasse dans son jus, comme on l’entend rarement.

Franck Pinay-Rabaroust, rédacteur en chef

La cuisine, c’est ce que j’ai, là où je suis. C’est ce que je sais. C’est ce que je fais, en essayant d’être un acteur de l’économie locale et d’apporter quelque chose de différent. C’est aussi simple que ça, mais moins aisé qu’on le dit.

La technique, la connaissance, le savoir-faire, c’est l’ADN, le socle franco-européen. La rigueur, la discipline dans la préparation, le découpage, la cuisson, la sauce, le liant, l’harmonie entre les plats et les vins, l’attention que l’on porte à la hiérarchie d’un dîner…

Ce qui me gêne, c’est de faire des chapelles. Les journalistes entretiennent cela. Les 50 Best, le Michelin… ce n’est pas le sujet. La famille de la cuisine, c’est autre chose. Cette réunion que j’ai organisée à Monaco, je ne la referai pas demain. Mais ce n’était pas pour mes beaux yeux. Ce n’était pas pour Ducasse, mais pour ce que cela représente autour de la cuisine française. Il y avait une confraternité unique au monde. On y sentait un vrai attachement à l’ADN franco-européen.

Moi à la tête d’un empire ? Je n’ai pas commencé. On veut faire ma bio. Une bio de quoi ? Le 50 Best veut me remettre le Life achievement award. Achievement de quoi…? Je vais à mon rythme, à la mesure des opportunités que j’estime les bonnes pour faire progresser mes collaborateurs, pour qu’à leur tour ils prennent la direction d’une cuisine. Certains jours, j’ai bougé jusqu’à sept chefs dans le monde en une matinée. J’adore voir des jeunes grandir.

Le débat, il est ailleurs. Il est chez un mec de Brooklyn, dans un dinner ouvert en 1920. Le gars sort et me fait une soupe de semoule à trois dollars cinquante, avec trois croûtons, un filet d’huile d’olive et un peu de jus de plaque de rôti du bœuf. Et puis il y a une fille qui est là, elle a le sourire. C’est ça la cuisine… Et moi après, je prends un panini au poulet frit et dedans il y a l’acidité, le croquant. Et c’est à Brooklyn… Et le gars, il a monté un café à côté. Et un butcher. Il fait ses saucisses sur un coin du comptoir et dans dix ans, il aura quinze commerces dans Brooklyn. C’est ça la vérité. Ce n’est pas de chercher à repenser la cuisine…

L’autre jour j’étais à Washington. Et mon chef me dit :« je pense que demain, ils seront là. Je vais vous emmener.» Effectivement, à 11h15… On laisse tout tomber. On y va à pied, ils s’installent. Deux jeunes Afghans. C’était magnifique, parce que c’était durablement et éthiquement parfait. Il y avait une gamelle de riz, un petit ragoût de poulet. Des produits pas chers. Ils avaient mis des herbes fraiches, et tout ça dans une boîte en carton recyclable. On a mangé pour huit dollars.

Au fin fond de l’Italie aussi, j’ai trouvé une adresse. En Emilie-Romagne. Vous poussez la porte, on est en 1903, comme dans un film. Dans une ancienne gare désaffectée. C’est l’arrière-petit-fils du créateur qui tient l’établissement. Lui, il a tout compris : le grand-père a fait tout le boulot pour des siècles et des siècles. Et là, il y a le représentant de commerce, le VRP italien qui vend des tapis et des moquettes ou des extincteurs… Il prend la Stampa et il s’assoit à une table modeste et là, il mange divinement bien. La mama est en cuisine, la fille est derrière le bar… Il y a une civilisation ! Une civilité ! Le gars, il défait sa cravate, uno prosecco, il ouvre la Stampa et il attend le plat du jour. C’est ça, la vraie cuisine.

Je rêvais d’éditer Modernist Cuisine. J’invite dans ma cuisine Nathan Myhrvold et Maxime Bilet qui faisaient le tour des éditeurs. Je mets sur la table mes cinq encyclopédies. Ça fait 27 kg. Et le Modernist, qui fait 25 kg. Ça fait 50 kg de connaissances. On est au printemps, je leur fais des asperges, des morilles, une côte de veau. Il y avait cinquante kilos de livres alors qu’il s’agit juste de trouver des produits extraordinaires, de les assaisonner justement, de les cuire correctement, de les servir avec les vins justes, à la juste température : le juste équilibre… C’était un moment de félicité extraordinaire.

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