Rencontre / Tanguy De Turck : « C’est beaucoup plus difficile de faire un bon plat avec une betterave qu’avec un turbot »

14 juin 2024

Enfant de Flobecq, après des études en sociologie, le rêve d’être ingénieur du son et un travail d’ouvrier à la chaîne, Tanguy De Turck est arrivé aux fourneaux, presque par hasard. Aujourd’hui étoilé Michelin, son adresse figure parmi les meilleurs restaurants de légumes de la planète, il continue son chemin et ne cesse d’affirmer sa cuisine, toujours plus marquée par le goût et orientée côté jardin.

Deuxième volet de notre échange avec Tanguy De Turck. Après le portrait poignant d’hier, nous avons voulu en savoir un peu plus – et autrement – sur l’homme et ses goûts.

Tanguy, De Turck, vous vous souvenez de votre première émotion à table ?

Je devais avoir dix ans, je me souviens de la première fois où j’ai mangé des huîtres, c’était dans un restaurant à Anvers. Ma soeur avait craché une huître (rires). Pour moi, c’était un bon souvenir mais pas pour ma soeur. Mon père râlait parce « ça coûtait 100 francs pour une huître ! » (rires). Sinon, avec mes parents, on allait au Château du Mylord, ici, près de chez nous à Ellezelles, la grande maison de la région. Je mangeais des ris de veau, de la sole, j’adorais ça. Et l’incroyable chariot de tartes… Ça m’impressionnait ! Maintenant que j’ai mon restaurant, je me rends compte du travail incroyable que ça représentait.

Vous avez un plat favori ?

Alors, ce n’est pas un plat, pas un plat travaillé, je veux dire… Mais ce que je préfère c’est un beau plateau de fruits de mer. Avec un bon vin, un Sancerre par exemple, un bon pain, un bon beurre. Je vais les manger à Lille, parfois, avec Cécile, ma femme, et les enfants. Je les prépare moi-même aussi.

Y a-t-il un plat que vous aimez cuisiner à la maison ?

Mes enfants aiment quand je fais des wraps. Ils adorent ça ! Je fais griller du poulet, je fais une sauce au yaourt avec plein de trucs dedans. Ma femme est vegan, donc je tiens compte de ça aussi.

« Je viens de planter des vignes. Mon rêve serait de faire un vin qui,
dans quelques années, mériterait qu’on lui pose une étiquette.
« 

Quel est l’endroit où vous vous sentez bien ?

Dans mon jardin, quand je peux y travailler, chipoter. Je m’y sens bien… mais je n’ai pas assez de temps. J’ai un jardinier et le lundi, je peux parfois l’accompagner et travailler avec lui. Le midi, je lui prépare des asperges à la flamande, dehors, sur le feu, il adore.
Sinon, mes enfants font du karting. Quand je pars avec eux, le matin, très tôt, ils roulent toute la journée. Ce sont des moments que j’aime, là je déconnecte vraiment.

Avez-vous un rêve inavoué ?

Et bien, je viens de planter des vignes, ici à Ellezelles, il y a quelques semaines, avec des amis. Mon rêve ce serait d’arriver à faire un vin qui, dans six ou sept ans, mériterait qu’on lui colle une étiquette. C’est en cépage Chardonnay, on commence avec 600 pieds, on a un demi-hectare. On va voir…

Êtes-vous plutôt viande ou poisson ?

Je suis plus poisson. J’aime le bar sauvage, j’aime le turbot… Une belle sole, j’adore. Ma mère faisait ça très bien. Quand on est jeune, je trouve qu’on oublie trop facilement la cuisine classique. Mais maintenant à mon âge, non pas que je me trouve vieux hein !(rires)… Mais d’ailleurs pourquoi appelle-t-on ça la cuisine « classique » ? Parce que c’est juste très bon, non ? Je trouve que ça se perd. On parlait d’un rêve tantôt, et bien si je pouvais, j’aimerais faire une brasserie. Cinq ou six plats, comme je faisais avant ici au Vieux Château, avec les classiques comme il doivent être faits : une belle sole meunière, avec la meilleure sole, le meilleur beurre, de bonnes frites. Mais bon…

Avez-vous un vin préféré ?

Pas vraiment… C’est souvent sur le moment. Là, récemment, j’ai goûté la ‘Coulée de Serrant’ de Nicolas Joly… Waouw ! Sinon, dans les vins, et c’est classique, les Bourgognes. Bien que les prix deviennent dingues… J’ai bu dernièrement un ‘Comte Liger-Belair’. C’est hors de prix mais quelle précision, quel vin !

Un fruit préféré ?

La framboise. Je peux en manger des raviers ! Dès que je commence, on ne m’arrête plus. Et j’aime les travailler aussi, ça peut apporter une belle acidité dans certains plats. C’est comme les groseilles, on fait un plat de cailles avec des groseilles d’ailleurs. J’aime amener des fruits dans les plats, sans exagérer, je trouve que ça ouvre le plat.

Un légume favori ?

Les asperges. Et les cèpes. J’adore les chicons, aussi. Tout ce qui a un peu d’amertume. Aussi du classique, les asperges à la flamande, avec un bon beurre. J’en mange beaucoup.

Quel est votre cuisine préférée ?

J’essaie de varier les endroits où je vais manger, pas toujours aux mêmes endroits, je veux découvrir. Avec Cécile, on voyage ; on est allés à Copenhague, en Autriche, en Espagne, en Norvège. Mon but désormais, c’est de découvrir la cuisine française. On va commencer par l’Assiette Champenoise à Reims, cet été.

« Et j’ai commencé à travailler, à cuisiner, à cuisiner,
et encore cuisiner, j’ai lu des livres…
Essayer plein de trucs… et me planter souvent ! »

Quelle est la crasse à laquelle vous succombez ?

Avant, c’était les petites noisettes avec la croûte en paprika. Quand je commence, je mange tout le paquet. Mais ça me donne mal au ventre ! J’ai arrêté tout ça, ma femme m’a demandé d’arrêter. Maintenant, je mange des amandes, des noix de cajou… C’est mieux pour ma santé.

Vous avez un sport favori ?

Autrefois, c’était la Formule 1, je ne ratais aucun Grand Prix. J’ai été un grand fan de Formule 1… jusqu’à la mort d’Ayrton Senna. Avec mon père, j’allais le voir, j’allais à Francorchamps. J’avais mon drapeau à l’effigie de Senna, je l’ai encore d’ailleurs. Et à sa mort, je n’ai plus regardé une seule course… Je n’ai rien vu de l’époque Schumacher, je n’ai rien vu de l’époque Hamilton. Mais depuis trois ou quatre ans, mes gamins regardent et s’intéressent. Et voilà, le dimanche, je reste près d’eux et je regarde les courses avec eux. Maintenant, je suis à nouveau dedans. (rires)
J’ai fait aussi du foot, beaucoup. Quand j’étais jeune, j’ai fait du badminton. Á un assez bon niveau d’ailleurs. J’ai dû arrêter car j’avais trop de boulot ici. Je m’entraînais trois fois par semaine, j’avais les compétitions le weekend. Je jouais cinq fois par semaine au total. Et si tu ne fais pas ça, tu perds vite ton niveau. Maintenant, je vais parfois courir.

Un film ?

Quand j’étais étudiant, on avait une petite télé , on n’avait pas d’antenne, on n’avait rien, juste un lecteur DVD. On avait cinq DVD’s… Dont ‘Le Dîner de Cons’ (rires). ‘Le Dîner de Cons’, je dois l’avoir vu 50 ou 60 fois ! Ça me fait beaucoup rire. Sinon, j’adore ‘Pulp Fiction’. Tarantino, waouw !… La première fois que j’ai vu ce film, je me suis dit que ce gars était un génie.

Quel est votre expression préférée ?

Une expression que j’utilise tout le temps en cuisine, c’est « gaz gaz gaz !! ». Pour emmener l’équipe vers l’avant ! C’est mon « Let’s go ! »… C’est tout simple mais ça signifie beaucoup de choses. Dans notre métier, beaucoup de paramètres peuvent te distraire et te ralentir, il faut aller de l’avant et ne pas regarder derrière soi. Donc : « gaz gaz gaz ! »

Quelles sont les musiques qui vous accompagnent ?

J’écoute beaucoup de styles différents. System of a Down, j’aime bien. Quand je suis fatigué, j’écoute ça…. Et Nirvana. Je trouve qu’avec l’album ‘Nevermind’, ils sont parvenus à faire un album incroyable. Et la version Unplugged ! Il n’y a pas un morceau à retirer. Korn, j’aime aussi en version acoustique.

Vous avez une madeleine de Proust ?

J’ai dit tantôt, que déjà enfant, j’aimais les huîtres. Et bien, avec mon papa, quand on partait en Espagne, on s’arrêtait toujours à Bouzigues, à l’Étang de Thau, c’est dans l’Hérault en France. Et depuis que je suis petit, on faisait une halte à Bouzigues et on mangeait 24, parfois 48 huîtres. Avec une bouteille de Picpoul de Pinet. Je pense toujours à mon père, il avait roulé 1000 kilomètres, il mangeait ses huîtres, il prenait un peu de vin et puis il faisait sa petite sieste sur la plage, pendant que nous on jouait. Le soir, on allait au restaurant à Sète et le lendemain, on reprenait la route vers l’Espagne.
À Bouzigues, tu mangeais directement chez le producteur, dans un garage. Tu entrais dans son petit local, tu choisissais le calibre des huîtres, il les ouvrait devant toi, tu t’asseyais sur des petites chaises en plastique, on avait des verres à eau pour le vin, du bon pain de la boulangerie juste à côté et du bon beurre. Et je continue de passer par là avec Cécile et les enfants aujourd’hui. On est encore allés l’an dernier. Je ferai toujours ça…

Quelle est la dernière chose qui vous a rendu triste ?

… Et bien, quand j’ouvre le journal… Je suis triste. Ce qui se passe au Moyen-Orient, ça me rend plus que triste. Comment est-ce possible ? Comment peut-on en arriver là ?… Cependant, ça permet peut-être de relativiser notre quotidien ici. Parfois on râle, et notre métier demande beaucoup de précisions et de ne rien lâcher mais bon… L’évolution de la technologie aussi, ça me fait un peu peur.

… Et celle qui vous a fait sourire ?

Une vidéo que j’ai fait ici en cuisine. (rires)… Ça ressemble bien au bon esprit qu’il y a dans l’équipe. Cette équipe, on est comme une famille. La bonne entente, l’esprit d’équipe qu’il y a ici entre eux, entre nous, ça me rend aussi fier que l’étoile Michelin. Parvenir à créer un groupe et maintenant, ça fait longtemps que ce sont les mêmes, je suis assez fier et heureux de ça.

A quoi êtes-vous fidèle ?

A la qualité ! Toujours ! Je dis toujours à mes gars qu’il vaut mieux aller manger deux fois moins mais dans les meilleurs restaurants que payer moins cher et se gaver de malbouffe. Je suis fidèle à la qualité.

Qu’est-ce qu’un « bon plat » pour vous ?

Tout démarre par un bon produit ! Et puis, une belle cuisson. La sauce, c’est très important aussi. Je consacre beaucoup beaucoup de temps à faire des sauces. Elles sont toutes faites à base de réductions, on ne va jamais ajouter de farine, de Maizena ou quoi que soit comme liant. C’est ce qui amène le goût et belle texture. Et puis, une belle petite garniture, qui va amener de la fraîcheur et de la vivacité.

Y a-t-il quelque chose que vous n’avez jamais dit à propos de votre métier ?

Je n’ai jamais dit que je savais que j’allais avoir une étoile Michelin ! (rires)… Je l’ai toujours pensé mais je ne l’ai jamais dit à personne, sauf à ma femme. Et elle me ramenait bien vite les pieds sur terre « Sois content déjà avec ce que tu as… » me disait-elle. Je ne suis pas prétentieux mais j’ai toujours fait le maximum pour l’atteindre. Et j’ai travaillé beaucoup, parce que c’est énormément de travail, ça ne tombe pas du ciel, ce n’est pas un cadeau. Et il faut trouver les bonnes personnes et savoir bien s’entourer.

Votre plus grande peur ?

Moi, c’est surtout physique. Et mental. Peur de perdre le mental et la capacité physique qui ne me permettrait plus de faire ce que je fais. C’est vraiment ça…

« J’étais par terre, au sol. J’avais racheté le Vieux Château et c’était fini… »

Le moment qui a changé votre vie ?

C’est quand j’ai commencé ici, quand j’ai signé le rachat du Vieux Château. J’ai tout emprunté, je n’avais rien comme fonds propres. Ma femme, qui est anesthésiste, m’a accompagné dans l’aventure , elle a pris un énorme risque. Elle sait que si je foire ici, elle a une énorme charge sur les épaules. C’est ça qui a tout changé… Là, tu sais que tu n’as pas le droit à l’erreur…

Votre plus grand regret ?

Je regrette que les deux dernières semaines de la vie de mon père, il a eu un cancer du poumon… Les deux dernières semaines, ça a été très difficile. Et je pense que j’ai un peu fui, je le regrette…

La situation la plus difficile que vous ayez eu à affronter ?

Le covid, je pense… au niveau professionnel.
Et au niveau privé, c’est quand j’ai été malade… Pendant plus d’un an. De fin 2012, pendant toute l’année 2013, jusque juillet 2014… J’ai eu les intestins perforés, j’ai subi 17 opérations.
Un soir, j’étais allé à Gand rendre visite à un ami qui venait d’être papa. Je suis rentré chez moi vers 23 heures et à trois heures du matin, je me suis réveillé, j’étais mal, un peu comme si j’avais attrapé une grosse grippe. J’ai voulu sortir de mon lit, je ne savais plus marcher… Et j’étais seul, ici, en haut. Le matin, je suis parvenu à prendre ma voiture et je suis allé chez le médecin. Il m’a envoyé de suite aux urgences à Renaix. Ils m’ont opéré directement ! J’avais un abcès, qu’ils disaient…

Je suis rentré chez moi. Deux jours plus tard, j’étais de retour à l’hôpital. En fait, j’avais des trous dans les intestins. Après 3 ou 4 opérations, je suis allé à Gand, voir le Docteur De Looze, un spécialiste mondial des problématiques des intestins, il a regardé mon dossier, il m’a donné ses coordonnées privées en me demandant de l’appeler de suite en cas de nouveau souci. Deux jours plus tard, je faisais une rechute, je l’ai appelé : « Je suis à Breda, je suis à un congrès. Va à l’UZ Gent, j’arrive ! « . Il m’a opéré. Deux jours après, je suis rentré à la maison. Trois jours après, retour à l’hôpital. Il s’inquiétait… Ensuite, nouvelle opération, nouveau retour à la maison… Et une semaine plus tard, je retournais sur la table d’opération… Il m’a dit : « Cette fois, tu ne quittes plus l’hôpital !  » Il m’a encore opéré et il m’a gardé. Et il m’a soigné, méticuleusement, point par point.
J’avais les intestins perforés, j’ai été opéré 17 fois, le premier diagnostic était mauvais…
Quand je suis revenu à moi et que j’ai pu retravailler, comme j’avais été malade et que j’étais le seul cuisinier, ceux qui étaient avec moi étaient partis. 14 mois, tu imagines ! … J’étais par terre, au sol. J’avais racheté le Vieux Château et c’était fini…

« C’est quand je suis sorti du restaurant de Sergio Herman au Oud Sluis
que je me suis dit que je voulais faire ce métier ! »

Que dites-vous à vos enfants ?

Je leur dis qu’ils doivent faire ce qu’ils aiment. Ce qu’ils font n’est pas le plus important, ils doivent être heureux dans ce qu’ils font. J’ai un fils qui fait la mécanique, il a 13 ans. Mon autre fils fait l’école hôtelière. Depuis qu’il a deux ans, il sait qu’il veut être cuisinier. Il est à Ter Groene Poorte à Bruges. On a visité trois écoles : Coxyde, Bruges et Namur… Il a choisi Bruges.

Avec qui rêvez-vous de vous retrouver à table ?

Et bien, je vais parler en tant que Chef, je vais dire… et d’ailleurs, c’est ce qui a été mon instant déclencheur, c’est quand je suis allé manger chez Sergio Herman au Oud Sluis. C’est au moment précis où je suis sorti du restaurant que j’ai décidé de faire ce métier. Donc, j’aimerais me retrouver avec lui à table. Je me souviens qu’à l’époque, je faisais mes courses et je reçois un sms qui me dit : « Bon anniversaire Tanguy ! Je t’attends au Oud Sluis le 15 novembre ! » Signé : Sergio Herman… Je n’en revenais pas ! C’était un cadeau de ma mère. Je suis donc allé manger au Oud Sluis, c’était… waouw ! Et j’ai commencé à travailler, à cuisiner, à cuisiner, et encore cuisiner, j’ai lu des livres et des livres. J’essayais plein de trucs… et je me plantais souvent ! (rires)… Et en 2018, je me suis senti prêt.

Les légumes, on en parle ?

J’ai toujours aimé les légumes. J’ai toujours aimé les manger, j’ai toujours aimé les cuisiner. Et comme on en a parlé tantôt, quand on a un magnifique produit, on le cuisine bien et on n’y touche pas trop. Un légume, c’est différent. On peut être plus créatif avec un légume. Dans mes menus légumes, j’aime qu’on ne retrouve qu’un seul légume. Mais on va essayer de le travailler de différentes façons… Je ne vais pas faire un méli-mélo de différents légumes, je vais juste essayer de mettre un légume en valeur et de le travailler pour qu’il soit goûteux, gourmand et lui apporter un peu de créativité. Je trouve que les légumes, c’est très magnifique à travailler. Et c’est beaucoup plus difficile de faire un bon plat avec une betterave qu’avec un turbot…

Une rencontre entre Tanguy De Turck et Laurent Delmarcelle – Flobecq, le 24 mai 2024. – Photos Eating.be.

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Le Vieux Château – Rue Docteur Degavre, 23 à Flobecq.