Dites-nous Gérald Watelet… : « L’ego est devenu tellement surdimensionné en comparaison du talent. »

28 mars 2019

Gérald Watelet a plusieurs vies. Grand couturier, homme de médias et aujourd’hui, il ouvre sa boutique de décoration. Mais le début de son Histoire, c’est l’école hôtelière de Namur, la Villa Lorraine, époque trois étoiles, et le Carlton à Bruxelles dans les années 80, avec comme complices Alain Passard et Pierre Hermé. Rencontre avec un homme de passions.
Alors, dites-nous Gérald Watelet…

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Un plat ?

Les soupes! Un potage, c’est l’un des plats les plus généreux, les plus démocratiques, les plus humanistes qui soient. On peut tout mettre dans une soupe, un peu comme dans les pâtes. On la mange chez tout le monde, à toutes les saisons. Un peu moins en été, c’est vrai. Je trouve que c’est un bon repas, une soupe. Récemment, au moment du carnaval, j’ai reçu une soupe, une espèce de « soupe de ferme » comme on dit à Namur ; avec du lard, du chou, des patates, et tu ajoutes de la moutarde, des morceaux de saucisses, etc. C’est comme j’aime. Et j’aime tous les potages! J’aime la crème de volaille, j’aime le velouté d’asperges, j’aime le potage aux poireaux. J’aime le minestrone, quand il est bien fait : tout frais, avec des légumes bien croquants, un bon parmesan. Je trouve que c’est sécurisant comme plat.

Un produit ?

Et bien je dirais l’oeuf. J’adore les oeufs. Je pourrais en manger tous les jours. Mais je n’en mange pas tous les jours, bien qu’on ait fini par dire que ce n’était pas mauvais pour le cholestérol et la santé. C’est l’un des produits qui, en sucré comme en salé, fonctionne très bien. Il permet plein de cuissons différentes, tout en laissant le produit tel qu’il est. Qu’il soit cuit dur, qu’il soit mollet, qu’il soit à la coque, au plat, brouillés ou en omelette. C’est un très bon produit. On sent le produit dans la réalisation : on mange des crêpes, on sent le goût de l’oeuf ; on mange une crème, on sent le goût de l’oeuf. Et c’est aussi très démocratique.

Une matière ?

Ma matière préférée… Là, on entre plus dans le personnel, et quasiment dans l’intime, c’est le lin. J’adore les draps de lit en lin. On change mon lit tous les vendredis. Et le vendredi soir, j’essaie de ne pas avoir de sortie. Je rentre chez moi, je prends une douche, je mets soit un pyjama, soit un caleçon et un t-shirt si c’est l’été, et j’entre dans mon lit ; c’est le nirvana absolu pour moi. Au même titre que je pourrais dire que c’est la cire, parce que j’ai toujours des bougies partout. Ou le bois parce que j’aime les feux de cheminées.

 

« J’aime le cérémonial qui a trait à la tradition, au savoir-faire et pour lequel il y a des raisons. »

 

Votre première émotion à table ?

Ma première émotion à table, je pense que c’était chez mes grands-parents. Ma grand-mère cuisinait très bien. On vivait à la campagne. J’avais une tante poissonnière et deux oncles bouchers. Du côté de papa, c’était des fermiers – mais pas des gens très raffinés. Du côté de maman, ils n’étaient pas raffinés mais ils aimaient le bon. Il y avait un poulailler, il y avait un pigeonnier, il y avait un verger, il y avait un potager. On achetait juste le beurre à la ferme. Le fromage blanc, ma grand-mère le faisait elle-même. Et donc, les souvenirs de table sont juste magnifiques. Par exemple, et je suis quelqu’un de très difficile pour les fraises, à mes yeux, les premières fraises de la saison, c’est quelque chose de… C’est quasiment un sacrement! Parce que j’en ai un souvenir très précis. Comme manger du vol-au-vent, ce qu’on appelait de la poule chez nous. Ma grand-mère faisait ça comme personne… Les tripes, tous les samedis, elle faisait des tripes, gamins on mangeait des tripes! Tout ça venait de la boucherie de mon oncle : bien nettoyées, cuites au vin blanc avec des échalotes. Tout était comme ça, je ne dirais pas que c’était codifié, mais on mangeait bien. Tout était fait à la maison : le pain, les galettes, les crêpes, les confitures, les prunes au vinaigre, les oignons au vinaigre, l’estragon qu’on mettait dans les cornichons et les petits oignons venaient du jardin. Tout était comme ça.
Mais c’est le vol-au-vent qui reste « le » plat qui m’a marqué. Et on revient à la soupe ; son vol-au-vent, elle le faisait avec son bouillon de volaille, elle faisait ça avec des poules bien grasses, ce n’était pas avec du poulet. Elle faisait cuire son bouillon, elle le liait légèrement avec un petit roux, elle ajoutait un peu de tapioca, ce qui l’épaississait. Elle allongeait le tout avec de la crème fraiche et elle ajoutait du persil concassé du jardin. Et je trouvais ça bon!… Mais bon!

L’endroit où vous aimez aller manger ?

Je n’ai que ça!… Je n’ai que des endroits où je reviens toujours. Ce n’est pas que je sois contre la découverte ou que je la refuse, bien au contraire ; je trouve très intéressant de découvrir de nouveaux endroits, mais je suis un homme d’habitudes. Donc, j’ai plein d’endroits. C’est difficile de faire un choix… (il réfléchit) Tu vois Laurent, un exemple : à part chez les Niels, je ne mange pas de filet américain, je n’en mange pas ailleurs. Et je suis pourtant convaincu, et c’est horrible ce que je vais dire, je suis convaincu qu’il n’est peut-être pas le meilleur. Mais dans ma tête, dans mon inconscient gustatif et sensuel, c’est celui-là que je mange. Je suis inconditionnel des Niels. J’aime aller à la Brasserie de la Patinoire, dans un genre complètement différent. Un endroit où j’aime beaucoup aller, et improbable gastronomiquement parlant, et ce n’est pas péjoratif, c’est Ma Meilleure Jeunesse, j’y mange toujours bien. En fait, j’aime tout ce qui n’est pas prétentieux. Je vais où chaque fois j’ai des « moments », des endroits où je mange déjà avant d’y aller, parce que je sais quel plat je vais prendre.

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Le cuisinier qui vous impressionne le plus ?

Et bien, j’ai une grande passion pour Paul Bocuse. Parce que je suis indécrottablement classique. Et dans les jeunes… Et bien je suis allé déjeuner la semaine dernière chez Bon Bon, et j’ai mangé divinement bien. C’était vraiment très très bien. Mais j’ai rarement… Comment dire… Chez les jeunes, j’ai rarement, et c’est très paradoxal, j’ai rarement l’impression de « création ». Quand ça me plaît, c’est parce que ce sont de vieux classiques revus. Mais si je dois choisir entre un vieux classique de chez Bocuse et un vieux classique revu, je retourne chez Bocuse. Et dans ce qui est hyper-créatif ou neuf, je repars rarement avec un souvenir. Et, je n’aime pas les menus dégustation et tout ce bazar! Déjà quand c’était à la mode, ça me cassait les pieds. Tu repars avec 12000 trucs dans la tête. C’est comme voir trop de tableaux dans un musée. D’autant plus que la cuisine est, elle aussi devenue un tableau, ce qui n’existait pas à mon époque. On servait, c’était dans l’assiette et voilà! Aujourd’hui, un plat prend plus de temps à être dressé qu’à être mangé. Mais aujourd’hui, je n’ai pas un chef qui me surprend positivement avec de la création pure. J’aime Bocuse depuis toujours, il a toujours été un des maîtres à penser. Et j’aime le personnage. Tu m’aurais parlé de théâtre, je t’aurais dit Sacha Guitry ou Edmond Rostand, dans le monde du spectacle, j’aurais dit Yvonne Printemps ou Maurice Chevalier. Des gens qui étaient ce qu’ils étaient, point à la ligne! Le métier de cuisinier a quand même été très médiatisé et très starifié, ces gens n’avaient pas besoin qu’on les starifie : ils étaient ! Bocuse régnait sur son restaurant, et j’aime les gens qui règnent sur des petits empires, même si cet empire, c’est douze tables. Genre quand tu entres là, tu es sur un territoire. Et tu as intérêt à bien te tenir. Et avec aussi cette humilité qu’avaient ces grands. Tu aurais débarqué chez Bocuse en demandant s’il pouvait te faire un homard mayonnaise et un pain de veau avec des endives braisées, il te les aurait fait. De nos jours, l’ego est devenu tellement surdimensionné en comparaison du talent!

L’endroit où vous vous sentez bien ?

Il y en des milliers. Mais pour moi, ça se résume à une seule chose, j’aime l’authenticité. Je peux être bien dans une cabane, je peux être bien dans une baraque à frites à 4 heures du matin à la gare d’Anvers. Pour que je me sente bien, il faut que mes espoirs soient remplis, qu’il n’y ait pas de tricherie. Sinon, dans mon quotidien, si on parle de restaurants, j’aime aller au Canterbury. Mais mon préféré, et il n’existe malheureusement plus, c’était la Marie-Joseph. J’adorais aller là avec mes livres, prendre les leur, m’installer au bar et manger ma friture de moules sauce tartare en papotant avec le barman. En fait, j’aime bien aller au restaurant tout seul par ce que j’aime bien parler avec le personnel. Et donc, si je suis au bar ou dans un coin, c’est très bien. On me ferait encore manger à la caisse avec la caissière, j’en serais ravi. Parce que j’aime les mises en scène, j’aime le théâtre, j’aime tout ce qui sort du quotidien et un restaurant, si on sort de l’idée que les gens viennent juste y manger, qu’on les sert, qu’ils paient et qu’ils s’en vont, c’est un grand théâtre. C’est une grande saga humaine un restaurant. Entre la cuisine, la salle, les serveurs, et les clients : les sympas, les emmerdeurs, ceux qui gueulent, ceux qui sont toujours contents, ceux qui font de leur nez alors qu’ils n’ont pas un balle, ceux qui ne mouftent pas mais qui peuvent acheter le restaurant. C’est un microcosme un restaurant.

On trouve quoi dans votre frigo à la maison ?

Du beurre! Très important. J’ai toujours du beurre. J’ai toujours des yaourts, j’ai toujours de la moutarde, de la charcuterie, du fromage. Si c’est du congelé, j’ai toujours de la soupe. J’ai toujours aussi de la sauce tomate que j’ai faite moi-même. J’ai des oeufs, toujours de quoi faire une omelette, des oeufs brouillés. Toujours une salade verte. Je n’ai pas un frigo très rempli. Et quand je suis dans une période de vie normale, tous les samedis matins, je cuis mes légumes pour la semaine et je fais mon potage. J’ai de la mayonnaise qui est faite, j’ai de la vinaigrette qui est faite. Le samedi matin, je fais la mise en place comme on dit.

 

J’aime les gens qui règnent sur de petits empires, même si cet empire, c’est douze tables.

 

Une première qui vous a marqué ?

Mon entrée à la Villa Lorraine peut-être ?… Le seul travail pour lequel j’ai postulé. Le jour où je me suis présenté à la Villa Lorraine, je me souviens très bien. C’était après le déjeuner, il devait être 14 heures trente, quinze heures. Je portais un blazer bleu marine, un pantalon gris, chemise et cravate et un imperméable. Je ne savais pas par où on entrait dans la Villa Lorraine, le taxi m’a déposé et je me suis retrouvé dans le jardin. Je suis donc entré par le jardin, il y avait des portes qui donnaient sur ce jardin, il y avait des tables, des chaises partout et puis j’ai frappé à une porte. Un monsieur est venu m’ouvrir, c’était Monsieur Firmin, qui était le premier maitre d’hôtel. Il ma demandé : « Que puis-je faire pour vous ? » Je lui ai répondu que je cherchais du travail. Il m’a fait entrer, on s’est installés dans le fameux bar, avec les banquettes en cuir encore à l’époque. On a papoté dix minutes, il m’a gentiment offert un café et il m’a dit que malheureusement l’équipe était complète, que c’était leur dernier jour de travail et qu’ils fermaient pour les vacances d’été le lendemain. Et je suis parti. Et je ne suis pas allé voir ailleurs, j’étais convaincu que je serais engagé là! Et je voulais travailler là! J’adorais le décor, j’adorais l’allure que ça avait, je trouvais ça magnifique. Et je n’ai pas cherché ailleurs. Je suis rentré à la maison le soir, ma mère m’a demandé comment ça s’était passé. Je lui ai répondu: « Je crois que je suis engagé à la Villa Lorraine! » Elle m’a regardé un peu bizarrement, elle était sceptique, en me disant : « Tu n’as pas beaucoup cherché quoi! ». Le soir, mon père est rentré du bureau, on était à table dans la cuisine, on allait manger, le téléphone a sonné, c’était la Villa, ils avaient eu un désistement, j’étais engagé! Et à partir de là… (il sourit) Je me souviens de mes clients, je me souviens de mes numéros de table, je me souviens des chefs de rang, je me souviens des bouquets de fleurs. Je me souviens de tout ce cérémonial. J’aime bien le cérémonial, mais le cérémonial naturel, pas qui est trop construit, j’aime le cérémonial qui a trait à la tradition, au savoir-faire et pour lequel il y a des raisons. C’est ça que j’ai adoré chez Bon Bon. Il nous a fait une côte de veau cuite dans le foin, une côte de veau épaisse de six centimètres, c’était aux morilles. Les morilles fraîches sont arrivées, elles ont été cuites au chariot, sautées à l’huile d’olives, avec de la crème, du fond de veau, le tout terminé devant nous. Pendant ce temps, ils tranchaient le veau, le maître d’hôtel a terminé les morilles et on a dressé les assiettes devant nous. Ca, je trouve… (admiratif) Pour moi, s’il n’y a pas tout ça dans un restaurant, on peut lui coller toutes les étoiles du monde et voir des assiettes qui arrivent toutes faites, c’est pas mon truc. Et la Villa, à l’époque, c’était ça exposant mille!

Quelle place a la cuisine dans votre vie ?

La cuisine… Et bien, je pense que si on est normalement constitué, on se met à table trois fois par jour, donc c’est quelque chose de très important. Je n’imagine pas mal manger. Je mange des crasses hein ! Ca m’arrive. Manger, ça fait partie du cycle de la vie, comme boire. C’est vital. Donc, je suis sensible à ça. Comme je suis sensible aux odeurs. L’odeur d’un feu de bois, l’odeur d’une bougie parfumée qui sent un peu trop… Je suis très sensible aux odeurs. Et j’aimerais bien ne pas l’être parfois ! Ce serait beaucoup plus facile. Je suis sensible aux détails. J’entre dans un restaurant, je refais les bouquets de fleurs, je vois ce qui est fané, ce qui n’est pas fané. A Paris l’autre jour, j’arrive dans un hôtel, on était assis depuis cinq minutes et dans tout le lobby, il y a une ampoule qui ne fonctionne pas, une seule… et je la vois! Et je le dis. Parfois je me dis que le gens qui ne vivent pas tout ça sont plus tranquilles. Et ils ont probablement raison. Avant je jugeais et je m’emportais : « Ce n’est quand même pas possible qu’on ne le voit pas, et bla bla bla ! » Maintenant, je me maitrise et je m’efforce d’arrêter de faire le vieux con! (rires)

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Un message que vous voudriez faire passer par rapport à votre métier ?

Et bien… Oui, peut-être bien. Et ça ne concerne pas que ce métier de la gastronomie ou de la table, ça concerne tous les métiers, c’est d’avoir de l’hu-mi-li-té!… Et du savoir-faire aussi. Je pense que vraiment dans les métiers importants que j’ai fait : l’hôtellerie, la mode et puis les médias et la déco, tous les plus grands que j’ai rencontrés étaient les plus simples, les plus éduqués, les plus gentils, ceux qui partageaient le plus. Et quand tu tombes sur des espèces de harpies qui sont prêts à s’étriper pour un oui ou pour un non, ce sont souvent des frustrés, des gens qui ont des revanches à prendre. Nos métiers ne sont pas des métiers de revanche. Ce sont des métiers de respect et de dignité, dignité de soi-même et des autres. Et de l’histoire du métier aussi! Les gens qui te disent qu’ils vont tout révolutionner, ce sont en général des grands prétentieux. On continue une histoire, on suit une histoire. Il y a un grand principe aristocratique dans ces métiers-là, le principe de la continuité : j’ai hérité de terres, je les ai cultivées, mes ancêtres les avaient gagnées à la guerre, c’est comme un devoir. Et bien, je trouve que lorsqu’on fait ces métiers-là, on a un devoir de transmettre aux jeunes générations qui viendront travailler chez soi. Ils viennent chez toi parce que tu es bon, et toi tu vas les engager parce que tu penses qu’ils sont bons aussi. Et le client va le sentir.

Quelque chose que vous n’avez jamais dit sur votre métier ?

Ah, une anecdote… Et ça m’avait vraiment touché. C’est Monsieur Kreusch, le patron de la Villa Lorraine, à l’époque où la Villa avait trois étoiles. Il vivait encore quand j’y ai travaillé. J’ai deux anecdotes avec lui. Il mangeait toujours derrière le paravent au bar. Il mangeait un potage, une viande grillée et des légumes. J’étais commis barman à l’époque. Et il n’adressait pas la parole au personnel, il ne parlait pas aux jeunes en tout cas. Et je lui amène son potage dans un bol à consommé, la petite soupière en argent, sur un plat en argent. Je dépose le tout sur la table, sans faire très attention. Trois minutes plus tard, alors que j’allais entrer en cuisine, il sort avec une louche en main!…Je me dis : « Meeerde !… J’ai oublié de mettre la louche sur le plateau! » Tu sais, il n’était vraiment pas tendre comme patron. Je me suis dit que ça allait chauffer pour mon matricule. Dix minutes plus tard, je vais le débarrasser. Je débarrasse. Il était assis, il se retourne, il me regarde et il me dit : »On est très content de vous, Gérald. » Et là, je reste bouche bée : »C’est pas vrai, il m’a appelé par mon prénom, c’est pas possible! » Il ne m’avait jamais parlé. J’ai le même feeling aujourd’hui, quand je suis jury à l’école hôtelière de Namur. Quand je vois les gamins qui sont pétrifiés devant le jury qui est à table et qui papote, qui boit des coups et qui regarde ce qu’ils font. Et ayant été de l’autre coté de la table, je me dis que nous aussi, on avait peur. On avait peur mais ce jury, c’est des sympas, c’est des vrais gars, avec un coeur, avec des tripes, des gens qui sont aussi passés par ces examens-là et qui savent qu’il ne faut pas démolir pour démolir. Et que quelqu’un qui n’est pas si bon que ça à son examen, il a fait tout le cheminement de l’année qui a fait qu’il est là. C’était un peu comme ça avec Monsieur Kreusch, il savait que j’étais un bon élément et que le fait que j’aie oublié la louche était juste peut-être simplement parce que je courrais pour les clients et que quelque part, il m’avait dérangé dans mon travail pour aller dresser sa table et lui servir sa soupe. C’était un grand patron… Par exemple, je ne l’ai jamais vu déjeuner en salle avec des clients ou des amis à lui! Il mangeait toujours seul, à la petite table de débarras derrière le paravent du bar. Je trouve ça assez magique. C’était un Seigneur.

La « crasse » à laquelle vous ne pouvez résister ?

Les frites hein ! (il éclate de rire) Frites met andalouse saus en fricandelle et tout le bazar! Fricandelle, y a pas de viande là-dedans. C’est de l’aponévrose avec du gras, de la farine et tout ce que tu veux ! La sauce andalouse, je ne veux même pas savoir comment elle est faite ! Mais je suis fou de ce genre de choses. Ca, et les Magnums ! Les Magnums amandes ou pralinés. Alors, j’achète des petits et je me dis que je n’en mangerai qu’un. Et du coup, je mange trois petits au lieu d’un grand alors! (rires) Comme je suis addictif, et comme je ne prends pas de drogue et que je ne suis pas complètement alcoolique, je me rabats sur les Magnums et parfois les frites. Mais si j’ai des Magnums à la maison, j’en mange tous les jours. Et j’assume complètement ça. (clin d’oeil)

Un truc que vous de cuisinier que vous utilisez en cuisine ?

Alors, c’est peut-être de conseiller de ne jamais cuisinier pour des amis quelque chose que l’on cuisine pour la première fois. Et je reviens à mon principe de générosité : ce qui compte, c’est qu’un dîner soit réussi! Et si on fait juste une omelette avec une salade verte, de la moutarde, de la mayonnaise et un verre de bière mais que c’est bon, c’est bingo. Si vous êtes avec madame à vous engueuler pendant trois jours parce que vous avez acheté un nouveau livre de cuisine parce que vous recevez des amis et que vous avez décidé d’essayer une nouvelle recette. Et que la soirée se résume à un pugilat complet entre la cuisine et la salle à manger, vraiment… tout le monde y aura perdu des plumes. Mais en termes techniques, je n’ai pas vraiment de trucs. Et puis, je suis trop classique pour confier des choses que je fais. Ceci dit, je suis très économe en casseroles. Quand je cuisine le samedi matin, je fais tous mes légumes cuits à l’anglaise, je ne change pas à chaque fois l’eau. Je laisse cuire mes haricots cinq minutes après je jette des brocolis dedans, après je jette du chou dedans. Parce que parfois, les ménagères, on voit douze casseroles pour cuire quatre légumes ! (rires) Il faut être un peu pratique dans la cuisine sinon ça devient un boxon!

Un vin ?

Un Bordeaux rouge. Je reste indécrottablement attaché au vin rouge, en général. Je bois plus de Bourgogne qu’avant, mais des choses très basiques en Bourgogne : un bon pinot noir, des choses comme ça. J’aime beaucoup les vins de Graves, mais je ne m’ennuie jamais avec du Pomerol, un Saint-Emilion. Je rebois aussi plus de vin blanc qu’avant alors que je sais que ce n’est pas l’idéal pour les maux de tête. Mais à la base, si je dois choisir deux boissons si je pars sur un île déserte, je prends de l’eau plate et du Bordeaux rouge.

Une musique ?

Toutes ! Ca dépend du moment, ça dépend de l’endroit où je me trouve, de l’heure qu’il est. Quand je suis par exemple avec mon associé, il me faut une musique qui me calme parce ce qu’il est très désagréable et très énervé (son associé est entré dans la pièce et on éclate de rire) Donc musique, tout! Sauf ce qui gueule vraiment. Hard rock, tu m’oublies. Mais le matin, chez moi, je peux écouter en cuisinant les concertos pour pianos de Rachmaninov. A 15 heures je vais écouter Rapper’s Delight ou du disco. A 18 heures, Dalida et le soir aller à l’opéra. Je suis très éclectique. Mais je consomme assez peu la musique. Je ne suis pas quelqu’un qui écoute beaucoup. Tu vois, ici, la musique, c’est Jef mon associé, qui la met. Moi, je pourrais rester toute la journée sans musique. J’ai rarement la radio qui va dans ma voiture. Mais quand je mets de la musique, je l’écoute. Ce n’est pas un bruit de fond. Quand la télé fonctionne, c’est que je la regarde, sinon je l’éteins. Je ne suis pas un consommateur, comment dire… Je n’aime pas les choses d’accompagnement. Il faut que ce soit décidé.

La dernière chose qui vous a fait rire ?

Souvent c’est Renaud Rutten hein ! (rires) Quand ça ne va pas, tu vas sur Youtube, tu tapes Renaud Rutten et tu ris! Il me fait rire car ses blagues ne fonctionnent à mon avis qu’en Belgique. Dans le sens où son accent liégeois est incroyable et aussi pour tout ce qu’il peut ajouter à une blague. Quand moi je les raconte, elle durent deux minutes de moins et elle ne me font pas rire. Parfois je me dis : »Mais pourquoi j’ai raconté cette blague ? J’ai l’air d’un con. » (rires) Et ses blagues, c’est très belge. Ca ne s’exporte pas, je crois.

La dernière chose qui vous a rendu triste ?

Alors, j’ai une notion de joie et de la tristesse qui est très particulière : je peux être triste vingt fois par jour et je peux être joyeux trente fois par jour. Je ne suis pas bipolaire mais je peux passer très vite d’une émotion à l’autre. Si je vais me balader en rue et que je remarque que des papiers traînent au sol, je vais me demander pourquoi les gens ne les ont pas ramassés, alors je les ramasse. Et ça me rend triste, pendant une demi-heure. Quand je vois tous les efforts qu’on nous demande de faire dans les médias. Et qu’on se rend compte qu’il y a tellement peu de gens réellement concernés par la planète et tout ce qui va avec… Et je dis ça en pensant à 90% que c’est trop tard. On va droit dans le mur pour tout : les glaces vont continuer à fondre, on continuera à prendre l’avion, il y aura des voitures, le monde est ainsi fait. Donc, je n’y crois pas du tout. Mais quelque chose qui ma rendu vraiment triste ?… Je pense que c’est quand mon chien s’est fait écraser, il y a un peu plus d’un an. Je suis allé la ramasser, j’ai à peine remercié le monsieur qui l’avait trouvée, je suis allé chez le vétérinaire, j’ai eu une crise de larmes pendant un quart-d’heure. J’avais un dîner après. Je n’ai rien montré, je n’ai rien dit à personne. On a terminé à deux avec la maitresse de maison, je me suis excusé auprès d’elle de n’avoir pas été en grande forme pendant la soirée. Elle n’avait rien remarqué. Parce que je ne laisse pas la tristesse prendre le pas sur le reste. Et je suis allé à ce dîner parce que ça me servait bien et que ça m’aidait. Je ne m’apitoie pas souvent sur mon sort et d’ailleurs, je ne n’aime pas trop les gens qui s’apitoient sur leur sort non plus. La seule chose qui, à mon avis, est extrêmement importante, c’est la santé. Si tu es en bonne santé, que tu as du courage, que tu as de la volonté et que tu as un peu cette appétence aveugle pour le bonheur quand il n’y a aucune justification pour être heureux, je pense que c’est déjà bingo. Moi, je sais que je l’ai. Et on me prend parfois pour un con, pour un naïf, pour un crédule mais ça ne me dérange pas. (rires)

Le geste simple du quotidien qui vous fait du bien ?

Je crois que c’est entrer dans mon lit. J’adore mon lit. J’adore me glisser dans mes draps. Ca pourrait être mon premier café, etc… J’aime bien. C’est chouette mais rituellement parlant, c’est entrer dans mon lit. J’entre en sécurité, en quelque sorte.

Votre cuisine préférée ?

La cuisine de grand-mère, la cuisine bourgeoise, la cuisine authentique. Et je pense que ce qui me rapprochera toujours le plus de la cuisine de grand-mère, la cuisine internationale la plus proche de ça, c’est la cuisine italienne. Il n’y a pas de cuisine de riches en Italie, il n’y a pas de cuisine de pauvres. Tout le monde mange la même chose. A part les truffes. Mais je pense que même les pauvres en mangent. C’est une cuisine de produits. Je n’ai travaillé que six ans dans l’hôtellerie, mais les clients les plus chiants que j’aie connu, et de loin, même dans un trois étoiles, ce sont les italiens. Et ils sont chiants entre eux! (il rit) Parce qu’ils vont comparer « la recette de la polenta de « ma » grand-mère par rapport à la recette de la polenta de « ta » grand-mère où on est allés la semaine dernière. » (Il mime) Tss, tss… Elle est pas bien la polenta de ta grand-mère. C’est très italien, c’est très commedia dell’arte. Aujourd’hui, chez nous, on a commencé à quitter la lasagne à la crème et les spaghetti bolo pour une vraie cuisine italienne. Bien que parfois elle soit encore frelatée, à coups de vinaigre balsamique à deux balles et de trop de roquette partout, on essaie de faire de « l’italien ». Mais donc, c’est la cuisine italienne qui me rapproche le plus de l’essence de ce que j’aime, c’est-à-dire le produit. Mais moi, tu me fais tous les dimanches un roast beef, coupé dans la meilleure bête du monde avec une bouquetière de légumes et une pomme de terre persillée et je suis au nirvana.

Votre grand souvenir de table ?

L’Italie… L’Italie avec rien si je peux dire. J’arrive à Catane, entre Noël et nouvel an, il est dix heures du soir. Avec trois potes. On n’a pas dîné. On se balade dans la ville. Bon, Catane, à cette période de l’année, il n’y a rien. Et puis, soudainement, comme dans les films, on voit une petite enseigne, qui couine avec le vent. On aperçoit de la lumière. Je pousse la porte. A l’intérieur, deux dames qui rangent et mettent les chaises sur les tables. Je lance : »Scusi posso mangiare ? » Bevere et mangiare, c’est à peu près tout ce que je sais dire en italien. L’une d’elles, la plus âgée nous répond : « Si signore! » nous dit-elle. Elles redescendent quatre chaises des tables, en laissant toutes les autres sur les tables. Elle nous font comprendre qu’on ne va rien choisir. Cinq minutes plus tard, on a du pain sur la table, on a du vin, en carafe. Et on n’a rien demandé hein! Et puis, il y a la grand-mère je crois, qui arrive avec une nasse remplie d’oursins, elle va chercher un saladier, une bouteille d’huile d’olives (sans étiquette bien sûr) et un panier d’ail. Et elle commence à émincer de l’ail dans le saladier, elle verse de l’huile d’olives, attrape son moulin à poivre. Et elle vide tous les oursins. Et elle bat tout ça à la fourchette. Sept minutes plus tard, la fille arrive avec une passoire remplie de spaghettis, l’eau coule partout par terre. Elle verse les pâtes dans le saladier, elle mélange tout et elle fait quatre assiettes ! Rien qu’à t’en parler Laurent, j’ai la chair de poule… Magiquissime ! C’était inouï… Et pour deux balles! C’est mon festin de Babeth à moi.

La question que vous auriez aimé que je vous pose ?

(Il sourit)… Est-ce que manger rend heureux ? : Mais oui, mais oui!… Est-ce que cuisiner rend heureux ? Mais oui, mais oui!… Est-ce que recevoir rend heureux ? Mais oui, mais oui!… Est-ce que donner rend heureux ? Mais oui, mais oui! (Il éclate de rire)

Si c’était à refaire ?…

On ne refait rien! On ne refait rien du tout! Je suis quelqu’un qui pratique la règle des « 4 R » : pas de regrets, pas de remords, pas de rancune, pas de revanche. Et puis, refaire quoi ? Je continue, je pourrais très bien décider dans dix ans que j’ouvre un restaurant ?… Ici dans la boutique, tu l’as vu Laurent, il y a une table, il y a une cuisine. J’ai réuni ici tout ce que j’aime. Si je peux y apporter un peu de mode, j’ai quand même eu une maison de couture pendant vingt ans, je le ferai. A toutes petites doses mais je le ferai. A 55 ans, je pense que j’ai beaucoup de chance, et malgré tout ce que j’ai traversé comme problèmes, souvent financiers plus qu’autre chose, j’ai passionnément aimé tout ce que j’ai fait. J’ai rencontré beaucoup de belles personnes. Et je le dis moi-même, on peut dire que je suis prétentieux, je n’ai jamais baissé la garde sur la qualité. Tout ce que j’ai entamé, tout ce que j’ai commencé, j’ai toujours voulu que ce soit waouw! Je pense que la qualité à un moment, et nous sommes dans une époque où la qualité revient, parce que tout coûte cher et parce qu’on a vendu plein de choses aux gens à n’importe quel prix. Et qui que l’on soit, et quoi que l’on possède, toutes ces choses ont un prix et pas n’importe quel prix.
Et donc, in fine, pour revenir à pourquoi on fait ces métiers, c’est se dire que tu te lèves heureux, tu te couches heureux en te disant qu’aujourd’hui l’on a cette chance de pouvoir rendre les gens heureux en leur faisant bien à manger, en leur faisant une belle maison, en les habillant bien, en s’occupant bien d’eux. Et ces gens rentrent chez eux en se disant qu’on s’est bien occupé d’eux, que le service est bon, que la qualité est bonne, que le personnel est gentil. Voilà… Ca ne devrait jamais être autrement!

 

Propos recueillis par Laurent Delmarcelle à Bruxelles, le 22 mars 2019.

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