Dites-nous Yosuke Suetsugu… : « J’essaie depuis longtemps de reproduire ce que Maman faisait, je n’y suis jamais arrivé. »

25 avril 2019

Ce matin-là, quand je suis arrivé au Nonbe Daigaku, il était en train d’aiguiser ses couteaux. Je me suis fait tout petit, me suis posé dans un coin et je l’ai regardé pendant de longues minutes accomplir ce geste qu’il reproduit chaque jour, tel un rituel, presque un cérémonial.
Yosuke Suetsugu a 70 ans, il est considéré comme le Chef des chefs japonais de Belgique. Un Maître, un sage.
Alors, dites-nous Yosuke Suetsugu…

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Un plat ?

Ici en Europe, j’aime le poulet et le porc. Ce sont des produits que nous avons ici en Belgique et qui sont d’une qualité nettement supérieure à ce que nous pouvons trouver au Japon. Quand je vais au restaurant, je vais souvent choisir le poulet. J’aime le poulet grillé, j’aime le poulet rôti. Au Japon, si l’on veut trouver un poulet de qualité, il faut aller le chercher dans les marchés spécifiques car en ville, dans les magasins classiques, les poulets se trouvent dans de toutes petites cages et après deux mois, ils ont déjà très gros. En Belgique, j’aime aussi les moules. Il y a quelques années, j’adorais aller manger des moules parquées. Mais c’est un plat qui disparaît des cartes de restaurants, je trouve.

Un produit ?

J’aime le poisson. Par exemple, le thon de Méditerranée, en élevage sauvage. Le turbot aussi, j’aime beaucoup. Et les sardines, les Saint-Jacques, le maquereau, mais ce sont des poissons que je préfère en hiver, ils ont plus de goût. En été, le poisson est moins gras. La température s’élève et pour le poisson, ce n’est pas bon.

Une matière ?

J’aurais envie de dire le bois… Mais si je dois choisir une seule matière, je prends la porcelaine. Parce que, pour un cuisinier japonais… (Il sourit) Tu vois, les cuisiniers japonais, ils choisissent en premier lieu quelle assiette ou quel bol va aller sur le plat qu’ils vont réaliser. Si je choisis un poisson, ou un poisson grillé, ou même un poisson en sashimi, je vais d’abord me demander sur quelle assiette, quel bol ou sur quelle porcelaine je vais le servir. Parce que la cuisine japonaise, c’est très différent des cuisines européennes… La technique, les épices, c’est différent. Mais la porcelaine, c’est encore autre chose!… Par exemple, le thon, je ne le servirai pas dans la même assiette ou le même bol en été qu’en hiver. Au Japon, dans les grands restaurants, ils ont un stock de porcelaine incroyable. A chaque saison : printemps, été, automne, hiver, ils servent le même produit et le servent à chaque saison dans un contenu différent. Ils jouent avec des couleurs d’assiettes plus froides ou plus chaudes selon les saisons.

 

« Maman avait un petit bistrot, il s’appelait le Nonbe Daigaku, ça veut dire ‘L’Université des Ivrognes’ en français. »

 

Votre première émotion à table ?

C’était le poisson cuit de Maman. Moi, j’aime le maquereau… Maman, elle faisait cuire le filet de maquereau d’une façon! (Il lève les yeux)… J’ai essayé des tas de fois. Tu vois, j’essaie depuis longtemps de reproduire ce qu’elle faisait, je n’y suis jamais arrivé. J’avais 6 ou 7 ans, je me souviens … Elle faisait ce maquereau deux ou trois fois par mois. Elle servait ça avec un pickles de légumes japonais. On mangeait ça comme un snack. J’aimais beaucoup ça.

L’endroit où vous aimez aller manger ?

Il y a quelques restaurants que j’aime beaucoup. Et lorsque j’y vais, c’est pour y manger un plat, toujours le même. Que j’aille au 18-Nonbe-Daigakurestaurant italien ou au restaurant chinois, j’y vais et je choisis toujours le même plat. Par exemple, le restaurant ‘La Toscane’, rue du Bailly à Ixelles. Monsieur est en cuisine, Madame en salle, c’est un vieux restaurant, il n’y a pas beaucoup de choix, mais ce qu’ils préparent est impeccable. Cette cuisine est droite! J’y mange une escalope pizzaiola. Si je vais au restaurant chinois, je vais près d’ici, dans un petit restaurant. ça s’appelle ‘Hong-Yun’. Il fait les gyozas à la main. C’est à mes yeux, les meilleurs gyozas de Bruxelles. Et chez monsieur Hau, dans son restaurant à Woluwé, là c’est le goût, la maîtrise des épices, j’aime beaucoup le décor et j’aime manger là. Au ‘t Kriekske’ à Hal, j’aime aussi ; j’y mange des moules. Et leurs anguilles au vert sont les meilleures que je connaisse.

Le cuisinier qui vous impressionne le plus ?

Pierre Wynants, du ‘Comme chez Soi’. Sa cuisine était magnifique. Et son sous-chef, Marcel Stas. Il a travaillé pendant presque trente ans aux côtés de Pierre Wynants, je le connais lui et sa famille. Quand j’allais au restaurant, j’allais directement le voir en cuisine et j’aimais le regarder travailler, voir sa manière de gérer ses produits.

L’endroit où vous vous sentez bien ?

Sur un terrain de golf. Je joue au golf chaque semaine à Hulencourt. J’aime me retrouver au calme et entouré de la nature, de verdure et de fleurs. C’est la paix, loin de l’agitation de la ville.

On trouve quoi dans votre frigo à la maison ?

Toujours du nattō, ce sont des haricots japonais fermentés. Il y a toujours du lard fumé, du chou chinois. Je ne bois pas de lait mais il y a toujours du fromage, comme du Brie. Et de la glace!… J’ai toujours des Magnums, aux amandes ! (rires)

Votre état d’esprit, le premier jour d’ouverture du Nonbe Daigaku , vous vous en souvenez ?

Le premier jour, c’était la panique! (rires) Moi, je pensais que nous allions démarrer tout doucement, qu’on aurait le temps de prendre nos marques et de progresser. Mais dès le premier jour, nous étions complets. Nous n’avons connu aucun jour de calme. Nous n’avions pas assez de place! Trop peu de place pour travailler, trop peu de place pour servir, pas de place pour la machine à café! C’était la panique tous les jours, ça a duré trois mois.

 

« C’est une tradition japonaise. L’apprenti est presque considéré comme un fils. »

 

Quel serait le message que vous voudriez faire passer par rapport à votre métier ?

Un dicton japonais dit qu’il est préférable de d’abord bien connaître ce qui est ancien avant d’apprendre ce qui est nouveau. Et on peut appliquer ça à la cuisine mais aussi à la vie. C’est notre mentalité au Japon. Pour bien connaître la cuisine japonaise, il faut en étudier les bases. Je suis pas contre le fait que l’on utilise du foie gras, de l’avocat ou du caviar sur une cuisine japonaise classique mais ce ne sont pas nos produits. A mes yeux, il est primordial de d’abord maîtriser les bases de la cuisine japonais et ensuite, essayer d’y amener d’autres produits. Et d’essayer de trouver une harmonie.

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Quelque chose que vous n’avez jamais dit à propos de votre métier ?

Il faut savoir qu’au Japon, lorsque un chef « parraine » un jeune, il le suit tout au long de sa carrière. Il sera toujours là pour lui et, jusqu’à la fin de sa vie, le chef aide et soutient son jeune poulain. Par exemple, si je devais retourner au Japon aujourd’hui, mon chef et ses amis seraient là pour m’aider. Une fois que l’on est l’apprenti d’un chef, ce chef s’occupera toute sa vie de lui. Même si vous quittez l’établissement. C’est une tradition japonaise. L’apprenti est presque considéré comme un fils.
Et je peux te dire aussi que c’est le hasard de la vie qui m »a fait devenir cuisinier en cuisine japonaise. Je voulais devenir pâtissier. J’avais le projet d’ouvrir un restaurant avec un ami étudiant, mais celui-ci est décédé pendant nos études. Et comme ma Maman cuisinait japonais, j’ai changé de choix et je suis revenu à la cuisine japonaise. Maman avait ouvert un petit bistrot au Japon, il s’appelait le Nonbe Daigaku, ce qui veut dire ‘L’Université des Ivrognes’ en français. (rires) Il y avait seulement 7 ou 8 places au comptoir. On servait seulement de la bière du saké et du whisky. Et puis elle a commencé a servir des petites assiettes, ça a bien marché. Au début elle travaillait seule mais après dix ans, elle avait 7 dames qui travaillaient pour elle. Pus, elle a ouvert un deuxième étage. Elle a tenu ce bistrot 16, 17 ans. Puis, maman est tombée malade et elle a fermé son restaurant. C’est là que j’ai commencé à travailler de mon côté, que j’ai suivi une formation d’un an pour obtenir un diplôme. J’ai donc étudié pendant un an à l’école de cuisine. Une école où j’ai étudié la cuisine japonaise, bien entendu, mais aussi la cuisine française, la cuisine italienne, la cuisine chinoise ; puis la pâtisserie, ainsi que le service de bar. Je devenu cuisinier dans un groupe. J’ai été repéré et je suis arrivé en Belgique pour être le chef cuisinier du Tagawa, avenue Louise à Bruxelles. C’était 1977.

La « crasse » à laquelle vous ne pouvez résister ?

Les burgers… (il sourit) Quand je suis arrivé en Belgique, à la fin des années septante, le Quick, c’était bien. Avant, j’adorais le Giant de Quick. Mais ce n’est plus aussi bon, je trouve…

Un truc que vous de cuisinier que vous pouvez nous révéler ?

Et bien, je pourrais dire qu’à la mayonnaise, j’ajoute parfois un peu de pâte de wasabi, ça s’harmonise bien. Par exemple, pour les légumes, les poissons, les viandes. Ou dans la mayonnaise, j’ajoute du miso, ça se marie très bien également. Comme pour le poulet grillé ou les frites.

Une boisson ?

Un saké. Et mon préféré, je ne sais pas l’avoir ici en Belgique, son nom est le saké ‘Setchubai’. C’est le meilleur saké que j’aie goûté de ma vie! C’est un sake très rare, il est fait à côté de Nigata. Là, le riz est produit en toute petite quantité dans une région où l’eau est de très grande qualité. C’est leur secret.

Une musique ?

Ma chanson préférée, c’est ‘Imagine’ de John Lennon. J’aime aussi les Beatles. J’aime aussi Elvis Presley mais comme tous ses tires sont traduits en japonais, je ne connais pas les titres en anglais, à part ‘Love me Tender’. (rires)

La dernière chose qui vous a fait rire ?

La surprise faite par un ami, un client du restaurant. L’ancien directeur de la ‘Bank of Tokyo’, il m’a fait une surprise pour mon anniversaire. Il est venu du Japon, de Tokyo, rien que pour moi. La veille, il me parlait de mon anniversaire et, et je l’ignorais complètement, il était déjà à Bruxelles, en secret, pour moi… Sans rien me dire. Il a travaillé ici pendant quelques années, il est rentré au Japon depuis quelque temps déjà et il a fait ça pour mon anniversaire. (il sourit) Quand il vivait ici, en Belgique, il venait au restaurant tous les soirs. A la limite, on notait quand il ne venait pas. Il passait soit prendre un verre, soit manger. Tous les soirs il était là. La veille de mon anniversaire, je l’appelle au Japon, il était déjà en Belgique. Tout le monde ici était au courant… sauf moi! (rires)

La dernière chose qui vous a rendu triste ?

Un ami en Belgique. C’est un souvenir pénible… ‘t Kriekske, à Hal, le décès de l’ancien patron, il y a deux ans. Cela m’a beaucoup peiné.

Le geste simple du quotidien qui vous fait du bien ?

Et bien, tous les matins, je prends trois expressos! Et surtout, surtout… (il lève le doigt) Avant de boire mes cafés, je fais 10 minutes d’exercices physiques. Du stretching, des exercices. Juste 10 minutes, à côté de mon lit. Je fais des pompages, je fais des squats, je fais des abdominaux, je me place entre deux chaises et je fais des tractions… Tous les jours.

Votre cuisine préférée ?

Ce que je préfère, c’est la cuisine familiale japonaise. Du riz, de la soupe miso, du pickles japonais, un poisson grillé. C’est ce que je préfère. C’est léger, il n’y a pas beaucoup de graisse.

Votre grand souvenir de table ?

C’est chez Ledoyen à Paris. Il y a longtemps, en 1973 je crois. C’est la première fois que je découvrais la grande cuisine française, la cuisine classique, la cuisine de luxe, c’était… Oh ! (il lève les yeux au ciel)… C’était extraordinaire! Et je me souviens que lors de notre entrée dans le restaurant, le pianiste a joué un morceau de musique japonaise, juste quelques notes. Une attention qui m’a beaucoup touché.

La question que vous auriez aimé que je vous pose ?

Et bien, Laurent, oui!… Comme je suis âgé, et comme je suis en plein forme, j’aurais peut-être voulu parler de la santé…

Je vous écoute Yosuke…

Je fais beaucoup de sport. Je mange bien. Je dors bien. Et surtout, je veux continuer à travailler. Peut-être pas tout le temps, peut-être pas tous les jours, mais continuer parce qu’à mon âge, j’ai 71 ans tu sais… Je crois que si je m’arrête, je serai beaucoup plus fatigué. (rires)

Si c’était à refaire ?…

Je suis heureux. J’ai beaucoup d’amis japonais, j’ai beaucoup d’amis belges. J’ai toujours été soutenu. Je suis très content de ma vie.

 

Propos recueillis par Laurent Delmarcelle à Bruxelles, le 26 mars 2019.

Nonbe Daigaku – Avenue Adolphe Buyl, 31 – 1050 Bruxelles – Tél. : +32 (0)2 649 21 49
Ouvert de 12 à 14h et de 19h à 22h. Fermé le dimanche, le lundi et les jours fériés.