Werner Loens, Directeur du guide Michelin : « Faire 9 restaurants par semaine, c’est fini pour moi… »

6 mai 2024

Après 37 ans de carrière au Guide Michelin, Werner Loens a quitté fin avril ses fonctions d’Inspecteur en chef et de Directeur du Guide Michelin Benelux. 8500 repas plus tard, l’un des hommes les plus puissants de la gastronomie de notre pays quitte l’anonymat. Il affiche, à 62 ans, un visage épanoui, les mots volent, en décontraction, pin’s Michelin au col de la veste. Entretien avec un homme qui rêvait d’être marin et cuisinier.

Werner Loens, vous vous souvenez de votre première émotion à table ?

En 37 ans, Dieu sait si j’en ai eus !… J’ai la chance d’être un homme qui a la faculté de vivre des émotions à table, ce n’est pas donné à tout le monde. Mais ma toute première émotion, j’étais chez Michelin depuis sept jours et on m’a convoqué à Paris au siège, avenue de Breteuil numéro 7. Ils m’ont ensuite envoyé une semaine en stage en Bourgogne. J’y ai vécu la toute première expérience « trois étoiles » de ma vie… C’était à l’Espérance à Vézelay, chez le Chef Marc Meneau. Aujourd’hui encore, je me rappelle dans les moindres détails de tout ce que j’ai mangé ce jour-là ! Ce repas a été grandiose… J’en ai des frissons. Les petits cromesquis de foie gras, les huîtres en gelée d’eau de mer ; avec une belle tension, il y avait ajouté un joli poivre. Après, j’ai eu la poitrine de poularde de Bresse truffée sous la peau, une peau bien croustillante et la chair bien moelleuse, avec une sauce crémeuse… On ne fait plus les sauces comme ça aujourd’hui ! C’était extraordinaire… Servie avec des pommes de terre soufflées. C’était très technique à l’époque. Et pour finir, un soufflé chaud à l’orange avec un sorbet. Et ce plateau de fromages ! Rien que des fromages de Bourgogne, il devait bien y en avoir cinquante sur le chariot ! C’est la première grande émotion culinaire de ma carrière.

« La question n’est pas d’avoir un plat favori
mais quand est-ce qu’on mange un produit au meilleur moment ?
« 

Vous avez un plat favori ?

Non ! J’aime tout ! Et je suis curieux de tout. Je suis mes envies, mes envies qui sont toujours de saison d’ailleurs. Comme c’est la période des asperges, et bien j’irai les manger dans un endroit où je sais qu’elles seront faites comme j’aime. Je suis un homme de saisons. Quand c’est la saison des maatjes, je peux en manger tous les jours. Je m’amuse de voir avec quelles garnitures les chefs les proposent. Tant que c’est bien fait, que les produits ont du goût et que les cuissons sont justes. Par exemple, j’ai horreur qu’on serve les moules en juillet ! Pour moi, les moules, c’est en octobre, en novembre, en décembre. Elles sont alors bien grasses, elles sont bien charnues, elles ont toutes leurs qualités. Pour moi, la question n’est pas d’avoir un plat favori mais bien : « Quand est-ce qu’on mange un produit au meilleur moment ? ».

Qu’est-ce qu’on trouve toujours dans votre frigo à la maison ?

Une bouteille de Champagne. Mais comme je mange rarement à la maison, c’est ma femme qui remplit le frigo. Il y a toujours des oeufs, on peut toujours faire quelque chose avec des oeufs. Sinon, il y a toujours des légumes frais et du fromage.

Un plat que vous aimez cuisiner chez vous ?

Quand je reçois à la maison, je peux cuisiner toute la journée et bien préparer le repas pour le finir à la minute, pour être près de mes convives. J’adore cuisiner des plats mijotés ou des plats au four. J’aime la cuisine conviviale. Ce qui est gai, comme je vais beaucoup au restaurant et que je vois tous ce que ces grands chefs savent réaliser, j’essaie parfois de reproduire leurs textures ou leurs tuiles pour mes amis. Mais la plupart du temps, je me plante ! (rires). Parce que je n’ai pas le matériel, parce que je n’ai pas la technique, ou parce que je n’ai pas le coup de main. Et c’est toujours gai de voir mes amis rire de mes erreurs en cuisine.

Quel est l’endroit où vous vous sentez bien ?

Au restaurant. C’est mon biotope. C’est là où je me sens toujours bien. C’est infiniment rare les restaurants où je me suis senti mal, où j’avais envie de m’en aller… C’est arrivé très peu de fois parmi les 8500 repas que j’ai fait dans ma vie au restaurant.

Vous avez un rêve inavoué ?

Inavoué, non. J’ai réalisé déjà deux rêves dans ma vie : devenir marin et traverser l’Atlantique en voilier et entrer chez Michelin et y faire une belle carrière. Le rêve que j’ai désormais, c’est d’avoir le plus longtemps possible la santé pour pouvoir continuer à aller au restaurant, faire des tables que je n’ai pas encore faites ou en découvrir de nouvelles, faire des voyages, voir d’autres cultures. Mais c’est un rêve avoué.

Êtes-vous plutôt viande ou poisson ?

Je mange tout. Je mange beaucoup au restaurant donc il faut veiller à manger équilibré. Si je mange de la viande le midi, je prendrai plutôt du poisson le soir, tout dépend un peu de ce qui est à la carte. Mais aujourd’hui, on a de moins en moins de choix, de plus en plus de restaurants proposent un menu unique, c’est dommage. Ce qui est néanmoins intéressant, c’est l’émergence, depuis une dizaine d’années, des cuisines plus végétales. J’étais à Dubaï en janvier, j’y ai fait un restaurant indien gastronomique, avec un menu d’une vingtaine de plats, uniquement végétarien. J’y allais un peu avec les pieds de plomb, j’avoue… Et bien, je suis sorti de là ébloui ! C’était un restaurant qui valait deux étoiles, voire plus. Je ne connaissais pas la moitié des produits que je mangeais, le serveur parlait un langage mi-anglais mi-indien, assez approximatif j’avoue. C’était des produits que je ne connaissais pas. Ça a été l’un de mes rapports les plus difficiles à écrire, je ne savais que trop peu de ce que je mangeais, mais au niveau du goût, au niveau des émotions, c’était magnifique. Je pense que lorsqu’on fait le métier d’inspecteur, ou que l’on est un vrai gastronome, il faut aimer tout, il faut manger tout, il faut goûter tout ! J’aime le foie, j’aime la cervelle, j’aime les rognons, j’aime tout. Quand je suis en Asie, je le raconte souvent, on mange de la méduse, c’est un produit à la carte. Quand c’est à la carte, et que c’est bien cuisiné, j’essaie… Je suis curieux.

Un vin ?

Á nouveau, quand on fait le métier qui est le mien, on s’oblige à tout essayer et on se doit de tout goûter. Je pense que lorsqu’on est un vrai amateur de bonne chère, du bien manger, du bien boire, on doit être ouvert à toute nouveauté. Depuis quelques années, je trouve intéressant que l’on fasse des formules de vins au verre où l’on peut découvrir des régions moins connues. Je suis étonné de voir la qualité des vins portugais ou des vins grecs par exemple. Et c’est toujours très agréable, même après autant d’années, de toujours avoir la chance de découvrir. Sinon, j’aime le Viognier, j’aime la Roussanne, la Marsanne, j’aime le Chardonnay… J’aime moins le Sauvignon blanc quand ce sont des vins moyens. En revanche, les très grands Sauvignons blancs, c’est sublime. J’aime beaucoup les vins du Jura, légèrement oxydatifs, le vin jaune, quand ils sont bien équilibrés et fins.

« Aujourd’hui, peu de gens savent encore ce qu’est le goût.« 

Un fruit ?

Oui… J’ai un faible pour l’orange. Et les agrumes en général. Mais encore une fois, le fruit dans sa saison. Les abricots, les fraises, les pêches. Mais si je devais partir sur une île déserte, j’emmènerais un oranger.

Et un légume ?

Encore une fois, la saison ! J’aime le salsifis, j’aime le poireau, j’aime la carotte… J’aime la pomme de terre, avec la pomme de terre, on peut tout faire. J’aimes les épinards… (rires), en fait j’aime tous les légumes. Peut-être un bémol, et ce n’est pas de leur faute, j’ai un souci avec le brocoli et le fenouil. Ce sont deux légumes avec lesquels j’ai parfois un peu de problème par ce que je trouve que très peu de cuisiniers savent bien les mettre en valeur. Le brocoli n’a pas de chance parce que beaucoup de restaurateurs mettent ça au four vapeur et le servent comme ça, sans plus ! Sans épices, sans noix de muscade, pas même sautés au beurre, ni agrémentés de quelque chose. Je trouve que le goût du brocoli mérite beaucoup mieux.

Avez-vous une cuisine favorite ?

Non… J’adore la cuisine française, j’adore la cuisine chinoise… Disons que personnellement, et je ne parle pas comme homme métier, j’irais moins spontanément dans un restaurant japonais parce que c’est une cuisine qui est très fort axée sur la tradition. Je préfère la cuisine coréenne, beaucoup plus gourmande, beaucoup plus généreuse, même si j’apprécie la cuisine japonaise évidemment. J’aime aussi la cuisine chinoise justement pour cette variété de techniques, de textures, c’est souvent très simple, avec trois quatre produits, on fait de belles choses. Je n’aime pas trop combiner la cuisine française, la cuisine française classique, je veux dire, avec des trucs japonisants. J’aime les cuisines franches, où l’on a le goût du produit, où le produit est bien mis en valeur.

Une crasse à laquelle vous succombez facilement ?

Ouiiii ! (Rires)… Je n’ose pas le dire mais… les chips ! Parce que je ne pense pas que le saucisson soit une crasse. Mais vraiment quand on parle de crasse, les chips. Et les cacahuètes. Quand on dépose ça devant moi à table, je n’arrive pas à résister.

Un sport ?

J’ai longtemps joué au badminton. Mais surtout parce que j’aimais bien la troisième mi-temps ! (Rires). Comme j’ai été longtemps obèse, j’ai préféré faire des sports individuels, je faisais de la natation. Comme çà, je n’embêtais personne ! Mais mon sport favori, comme spectateur, et car mes enfants y ont joué, c’est d’abord le rugby mais surtout le hockey. J’ai longtemps été dans le monde du hockey et c’est un sport qui me passionne. Aussi, c’est un sport où il n’y a pas encore trop d’argent et qui garde de bonnes valeurs.

Avez-vous un film préféré ?

Oui ! C’est un film chinois qui s’appelle ‘Salé, Sucré’ du réalisateur Ang Lee. C’est l’histoire de Monsieur Chu, un chef renommé à Taipei qui a trois filles qu’il a élevées seul. Devenues de jeunes femmes rebelles, elles lui causent beaucoup de soucis et il espère se rapprocher de ses filles en les réunissant chaque semaine autour d’une bonne table. C’est un film qui m’a fait une grande impression. Cet homme essaie de ramener ses filles près de lui par la cuisine. J’en ai la chair de poule… On voit toutes les techniques qu’il utilise, c’est fabuleux !

Dans votre smartphone, on trouve quoi comme musiques ?

J’aime beaucoup la musique classique, les arias d’opéra. J’adore cuisiner avec ces musiques dans les oreilles. Sinon, quand je lis, je passe des musiques de films. Sinon, à la maison, je suis assez nostalgique de ma jeunesse : les années 60, 70. Tous les grands artistes de cette époque et bien entendu la période disco. Et Queen bien sûr. Mais si je dois en élire deux, j’adore le « Vol du bourdon » de Nicolaï Rimski-Korsakov Le vol du bourdon de Rimsky Korsakov et le « Lac des cygnes de Tchaïkovski.

Quelle est la dernière chose qui vous a rendu heureux ?

Hier soir, au restaurant, un très bon repas, j’ai eu deux ou trois plats géniaux. Ça va me manquer. Mais honnêtement, ça m’arrive régulièrement d’être heureux en mangeant.

Quelle est la dernière chose qui vous a rendu triste ?

… La perte de la maman de mon meilleur ami… Quelqu’un que je connais depuis l’âge de 13 ans. J’ai été accueilli dans leur famille comme leur propre fils. Ils venaient d’Espagne et Magdalena était une femme formidable. Je me souviens qu’elle cuisinait des choses très simples : elle avait du talent, elle touchait un produit et avec deux trois trucs, elle faisait quelque chose de magnifique. Elle m’a toujours épaté parce que quand elle commençait à cuisinier, tout semblait tellement simple ! Quand elle est décédée, à l’âge de 95 ans, cela m’a vraiment rendu triste.

A quoi êtes-vous fidéle ?

A l’amitié. Je suis quelqu’un de très sociable, c’est compliqué de se disputer avec moi. J’ai la faculté de pouvoir relativiser, de laisser une vraie distance avec mes émotions. L’amitié profonde est une chose qui m’est très importante.

« J’ai peur qu’à un certain moment, où que l’on aille, on mange partout la même chose. »

Qu’est-ce qu’un bon plat ?

Tout d’abord… le goût ! Aujourd’hui, peu de gens savent encore ce qu’est le goût. Donc, un bon plat commence par un excellent produit, un produit qui a du goût ! Si vous prenez une carotte reçue d’un fermier et une carotte achetée au supermarché, fermez les yeux et sentez la différence ! Déjà rien que l’odeur. Je trouve dommage que la notion de goût ait tendance à disparaître dans la jeune génération, elle a plus tendance à privilégier l’ambiance. Elle n’arrive plus à s’extasier devant un bon produit. Je dis souvent aux restaurateurs : « Quand vous avez un très bon produit, vous ne devez plus faire grand-chose pour faire un bon plat ». Une bonne sauce, une belle petite garniture qui met en avant le produit, c’est déjà un très bon plat.

Quelque chose que vous n’avez jamais dit à propos de votre métier ?

Le nombre d’inspecteurs avec lequel travaille le guide Michelin. On m’a toujours demandé de ne pas dévoiler ça, parce que ça fait partie du mystère de notre travail. Peut-être aussi par rapport à la concurrence… Et parfois, je dois être honnête, je me pose la question du pourquoi de cette interdiction de ne pas communiquer clairement du nombre de personnes avec qui on travaille parce que quand on est une société de niveau mondial comme l’est Michelin avec ses 125 000 employés…

Votre plus grande peur ?

Ne plus avoir la santé. J’ai décidé que maintenant à la retraite, et n’ayant plus les charges de management et les autres tâches, j’ai décidé de continuer à être le plus heureux possible, de ne plus me tracasser des petites choses futiles de la vie… Et de bien vivre ! Et pour bien vivre, il faut la santé.

« Une carrière est courte mais elle peut être très longue
quand on fait quelque chose que l’on n’aime pas. »

Le moment qui a changé votre vie ?

Début juillet 1987, quand j’ai reçu le coup de fil qui m’annonçait que je pouvais venir signer mon contrat chez Michelin et que je pouvais commencer le 2 octobre. Oui, là, ma vie a basculé…

Un grand regret ?

J’ai comme philosophie de n’avoir aucun regret, mais j’ai quelques remords…

La situation la plus difficile que vous ayez eu a affronter dans votre métier ?

Et bien, chaque année quand je dois appeler les restaurateurs et leur annoncer la perte des étoiles. C’est vraiment quelque chose qui me peine parce que je peux imaginer la douleur qu’ils peuvent ressentir… J’ai beaucoup d’empathie pour eux. Mais ça fait partie du métier.

Que dites-vous à vos enfants ?

Plutôt que faire des choix pour l’argent ou pour le côté matériel, faites quelque chose qui vous plaît et qui pourra vous passionner. Une carrière est courte mais elle peut être très longue quand on fait quelque chose qu’on n’aime pas.

« Je vois aujourd’hui de plus en plus de gens commencer
à réfléchir à ce que doit être un restaurant« 

37 ans de carrière, quel regard portez-vous sur la gastronomie en général, le passé, aujourd’hui, son évolution ?

Le monde de la gastronomie ne s’est jamais aussi mieux porté qu’aujourd’hui. Partout dans le monde, on mange bien. Partout dans le monde, les cuisiniers maîtrisent de mieux en mieux les techniques. Les jeunes mangent de plus en plus au restaurant. Par contre, le goût, pour une partie de personnes, ne fait plus partie de l’éducation. Donc, les produits sont de plus en plus standardisés. Même si l’on voit de magnifiques petites productions. Ce qui est positif, c’est que les chefs voyagent et s’inspirent d’autres cuisines, qu’elles soient nordiques, espagnoles, japonaises, chinoises, etc… C’est positif. Mais… Il y a un revers à cette médaille. Quand je vais manger dans le monde entier, dans des restaurants deux ou trois étoiles, j’ai l’impression, et même plus que l’impression, que certains pays perdent leur identité. Quand on mange dans certains deux ou trois étoiles, en Espagne, en Italie ou en Chine, on ne mange plus leur cuisine. On ne mange plus espagnol, italien ou chinois ! Mais une sorte de cuisine hybride qui mélange un peu tout. J’ai peur qu’à un certain moment, où que l’on aille, on mange la même chose. Si je devais prôner une règle ou pousser les chefs dans une voie, c’est de veiller à bien protéger leur identité culinaire nationale.

Vous avez vu passer les époques…

C’est vrai. Et on est aujourd’hui dans une époque charnière. Après la nouvelle cuisine dans les années nonante, après la cuisine fusion un peu avant les années 2000, après la cuisine moléculaire dans les années 2000 et 2010, aujourd’hui, on est dans une cuisine qui se mondialise de plus en plus, où il n’y a plus que des menus uniques partout, où l’on ne peut plus choisir. Même si je vois aujourd’hui de plus en plus de gens commencer à réfléchir à ce que doit être un restaurant. On voit revenir de plus en plus un travail à la carte, où les gens ne sont plus obligés de rester 4 ou 5 heures à table, c’est une bonne évolution. On revient aussi vers les plats traditionnels, comme par exemple Karen Torosyan à Bruxelles, avec ses croûtes, de vraies techniques de cuisson. Alors que pendant l’époque de le cuisine moléculaire, la technique c’était de faire des gelées, des mousses, des écumes, etc… Pour beaucoup de gens, c’était de la technique. Aujourd’hui, on revient à des techniques artisanales, la vraie cuisson, la texture naturelle d’un produit… Et retrouver cela en bouche.

Un retour à la belle cuisine classique ?

Ce que je trouve dommage, c’est que plus beaucoup de restaurants n’ont plus de plats signature. Quand je vais manger à la Belle Maraichère, j’y vais pour le cabillaud mousseline ou la sole Dugléré ou en hiver son civet de Lièvre. Des restaurants qui sont reconnus pour leur spécialité, ça disparaît, et c’est dommage.

Avec qui rêvez-vous de manger ?

J’ai tellement l’habitude de manger seul… Et j’aime manger seul. Quand on mange seul, on se concentre vraiment sur ce que l’on mange….(Il réfléchit)… J’ai fait une visite un jour avec Joël Robuchon. Pour moi, ça reste une expérience extraordinaire. Cet homme avait un dynamisme, une connaissance, une vraie encyclopédie ! Et bien, j’aimerais manger avec Robuchon, Ducasse et Bocuse… Parce que ce sont trois personnages qui, dans le monde entier, ont développé la gastronomie. Alors, je peux bien sûr parler de Pierre Gagnaire, je peux parler d’autres chefs et d’autres personnes, mais les pionniers, c’était Paul Bocuse, Pierre Gagnaire et Joël Robuchon. Donc, eux trois !

« On a dans nos téléphones deux cartes sim,
celle pour les réservations change tous les six mois.
« 

Vous mangez seul…

J’aime ça ! Pour profiter du repas, pour profiter du savoir-faire du chef, pour être concentré sur ce que l’on mange, manger seul, c’est quand même chouette. Réfléchir à ce qu’on boit, réfléchir à ce qu’on mange, réfléchir à la composition d’une assiette, aller chercher le goût… Evidemment, c’est mon métier, c’est ma passion, je peux comprendre que plein de gens trouvent ça étrange. Et je conseille à mes amis de le faire. Pas forcément dans les brasseries, mais plus dans les grands restaurants, pour comprendre le plaisir qu’on peut avoir à manger. Pouvoir me concentrer sur ce que je mange, c’est mon plaisir.

Ça vous arrive d’être reconnu ?

Dans les restaurants étoilés au Benelux, je ne fais que 30% des restaurants incognito… 70% des étoilés me connaissent. Mais bon, ça fait 37 ans aussi… Par contre, pour les nouveaux, là j’arrive à faire une grosse majorité des repas incognito. Á moins d’être reconnu par un sommelier ou un serveur, passés par un étoilé. Je réserve toujours sous un autre nom, avec une autre adresse mail et on a dans nos téléphones deux cartes sim, celle pour les réservations change tous les six mois.

Comment devient-on inspecteur pour le guide Michelin ?

Aujourd’hui, c’est beaucoup via le net. La plupart des gens que j’ai engagé ces cinq dernières années, ce sont des sollicitations spontanées. J’ai toujours aimé engager des gens qui ont travaillé en cuisine, ils savent par exemple ce qu’est un accident ou un problème récurrent. J’aime aussi les sommeliers, ils goûtent, ils ont un très bon palais. Le problème en début de carrière, c’est que les anciens cuisiniers, et ça dure deux ou trois ans, ont le défaut d’analyser en tant que cuisinier. Ils ont un côté technique, ils laissent parfois de côté l’émotion et le côté client. Ça se corrige avec le temps.

Une question que vous auriez aimé que je vous pose ?

C’est peu bizarre mais… Comme j’ai très bien vécu, et comme j’espère encore vivre longtemps et en bonne santé, la question que vous pourriez me poser est : « Comment voyez-vous votre départ vers l’au-delà ? ». Et je répondrais que mon départ soit une grande fête. Que tous les gens qui m’ont côtoyé et qui m’ont apprécié soient présents avec deux trois verres, une bonne bouteille de Champagne et… un paquet de chips (rires) et que devant ma dépouille, chacun raconte une anecdote qu’il a vécue avec moi. Et qu’à la fin de la cérémonie, tout le monde soit joyeux.

Merci Monsieur Loens…

A bientôt, à table !

Des propos recueillis par Laurent Delmarcelle à Grand-Bigard, le 25 avril 2024.

LA BIO DE WERNER LOENS

. Naissance en 1962 à Watermael-Boitsfort en Région bruxelloise.
. Dès l’âge de 9 ans, sa vocation de cuisinier s’affirme.
. Passionné d’histoire et de géographie, il rêve de voyager.
. Sans place à l’Ecole Hôtelière du CERIA à Anderlecht (Bruxelles), il poursuit son parcours scolaire hôtelier à Anvers pendant trois ans.
. Après son service militaire, il passe cinq ans à la Marine. Muté sur un voilier, il est le seul cuisinier à bord, y assurant tous les postes en cuisine.
. Février 1987, parmi 450 autres candidats, il présente sa candidature comme inspecteur au Guide Michelin.
. 2 novembre 1987, début de sa carrière au Guide Michelin.
. 2006, il devient Directeur Benelux du Guide Michelin.
. 30 avril 2024, il part à la retraite.

Werner Loens, c’est 8500 repas, 700 dossiers « étoiles », plus de 1300 « Bib gourmands », 20 000 visites d’hôtels et restaurants.

© eating.be