Voir un homme réaliser son rêve.
A quelques heures des premiers services qu’il donnera, chez lui, à sa table d’hôtes, rencontre avec Jehan Delbruyère.
Ou comment le parcours d’un homme, passionné de goût, l’amène naturellement à accomplir la marche vers son destin : celui de nourrir de ses mains, de sa terre et de ses terroirs ses êtres humains amis. Aujourd’hui, homme de statistiques dans l’industrie pharmaceutique le jour, blogueur puriste et précis à certaines heures, dénicheur et relayeur de produits wallons le reste du temps, nous avons parcouru avec lui le chemin de son goût. Un chemin initié à l’adolescence, le dimanche matin au marché de la Batte à Liège.
Alors, dites-nous Jehan Delbruyère…
Un plat ?
Le plat qui m’a le plus marqué, c’est la variation de carottes de Clément Petitjean, à la Grappe d’Or à Torgny. Ce plat fût une vraie claque. Parce que de la carotte, et quasiment rien que de la carotte! Dans une immense diversité de saveurs, mais avec une certaine unité quand même, avec des textures. Ce plat m’a éclaté. Sinon, quand je cuisine, un plat que j’aime faire, et je le fais beaucoup pour l’instant, c’est la gigue de chevreuil. Et ça, je l’ai appris chez Eric et Tristan Martin, je les ai vus le faire et ça m’a émerveillé. Travailler muscle par muscle dans la gigue, ça montre une fois encore que dans un seul produit, il existe toute une diversité. C’est quelque chose qui me travaille sans cesse : partir d’un produit et en rechercher, en découvrir toute la complexité. La gigue, c’est la gigue au naturel, naturelle comme l’était la cuisine d’Eric et Tristan Martin, la gigue avec son jus, et quelques légumes. Rien de spectaculaire mais un plat propre, honnête et bien fait.
Un produit ?
Je choisirais le céleri-rave. C’est un produit qui offre tellement de possibilités. Et pourtant, les gens n’ont pas une haute estime du céleri-rave alors que ça va avec plein de choses. Tu peux démarrer de l’acidité pour aller jusqu’aux saveurs les plus puissantes, et même brûlées. C’est un produit multiforme et je le trouve génial.
Une matière ?
Le bois. Parce qu’à nouveau, c’est une matière qui peut être à la fois brute et travaillée, c’est une matière à la fois vivante et stable. Je vis dans une région où il y en a pas mal. La table que j’ai choisi pour ma table d’hôtes est en bois. Et j’aime aussi le bois pour sa rusticité.
Votre première émotion à table, vous vous souvenez ?
Ah… C’est un peu difficile… (il réfléchit) Parce que c’est diffus et c’est double. La première vraie émotion, ce n’est pas au restaurant. Quand j’étais jeune, je n’allais pas au restaurant. Donc, ma première émotion, c’est chez mon parrain. Je le vois très peu mais il reste pour moi un vrai modèle parce que c’est là, chez lui, que j’ai découvert l’hédonisme pur. C’est sa femme, ma tante, qui cuisine. Et je mange chez eux des plats très simples mais tellement bien cuisinés. Et voilà, ça c’est… (il lève les yeux). Je me souviens de beaucoup de mes visites chez eux, et à mon avis la première fois où j’ai super bien mangé, ça doit être obligatoirement là. J’ai dû commencer à apprécier manger durant mon adolescence. Et là, on arrive à la deuxième partie de ma réponse : mes grands-parents paternels. Ils avaient un potager fabuleux. Et la cuisine de ma grand-mère, était plutôt utilitariste en quelque sorte, mais avec des produits maison magnifiques. Je me souviens des frites avec les pommes de terre qui viennent du jardin, tous ces légumes aussi du jardin, les confitures aussi. Ce sont aussi des émotions de table qui vont bien au-delà du simple repas.
« Si je suis ici, c’est parce que je suis la somme de mes expériences passées. »
L’endroit où vous aimez aller manger ?
Un endroit où j’adore aller manger, c’est chez Stéphane Diffels (ndlr : L’Air de Rien à Esneux). Parce que voilà, je crois qu’on a… On est proches maintenant, assez proches. On a une vraie connexion. Je me sens bien quand je vais là. Même si je n’y vais pas assez souvent à mon goût. Mais voilà, L’Air de Rien, chez Stéphane.
Le cuisinier qui vous impressionne le plus ?
Si je peux, j’aimerais plutôt dire un trio de cuisiniers. Parce que je n’arrive pas à les départager. Tout d’abord, je dirais Clément Petitjean (ndlr: La Grappe d’Or à Torgny). Pour moi, c’est la Vérité. Cet homme incarne la vérité. Et aussi, la volonté. Je dirais même la passion dans la sincérité. En second, je dirais aussi Thomas Troupin (ndlr : La Menuiserie à Waimes). Un homme que j’ai appris à connaître, avec sa femme Marcha. Sa cuisine me parle beaucoup. Elle est à la fois très inventive, mais pas dans la surdémonstration, et basée sur les produits locaux. Et le troisième, c’est Stéphane (Diffels). Il a côté plus torturé, même si Clément est pas mal dans ce style-là, mais il fait une cuisine qui a du coeur et aussi beaucoup de technicité. Ces trois-là représentent le terroir comme je le vois dans sa rusticité et sa modernité. Les trois ensemble… Il faut avoir vécu ces trois là pour comprendre ce que j’aime dans la cuisine.
L’endroit où vous vous sentez bien ?
Seul dans mon potager. Là, je suis bien… Je fais vraiment mon potager depuis qu’on est arrivés à Moha, ça va faire une dizaine d’années. Mais le nouveau potager, puisque nous avons déménagé il y a un peu moins de trois ans, on est partis de rien, d’une vraie feuille blanche, d’un grand jardin de 3.000 mètres carrés de gazon. Je le façonne depuis trois ans et ce n’est que le début de la vision de ce que je veux faire. Je veux en faire quelque chose d’ultra-naturel évidemment. Je veux en faire un endroit où l’on se sent bien. Un endroit où il y a du travail et en même temps du repos.
On trouve quoi toujours dans votre frigo à la maison ?
Du fromage. Du vrai fromage. Du fromage au lait cru. Et wallon. Belge, mais surtout wallon. J’adore aller à la Fromagerie du Samson, par exemple. En boissons, dans le frigo, toujours de la bière et du vin! Pour accueillir les copains. En bières, on essaie d’avoir l’Orval. De la Gueuze aussi. Et tout ce qui vient de petits producteurs. Je goûte, j’ai cette envie de connaître un peu tout, j’ai une soif de connaître les choses. Il y a pas mal de bières dans le frigo, des choses très différentes. Mais Orval et Gueuze, ça…
Votre état d’esprit à quelques jours de l’ouverture de votre table d’hôtes ?
Excité!… (il rit) Excité, évidemment. Mais étant un calme devant l’éternel, je me réjouis surtout et avant tout de faire découvrir ce que je fais aux autres.
Un message par rapport à ce qu’est ce métier ?
C’est difficile… (il réfléchit). Je n’estime pas que j’en fais vraiment partie. Mais si je dois répondre, et c’est avec un regard encore assez extérieur, mais c’est quelque chose que je remarque chez les plus grands, c’est l’humilité. L’humilité devant le client, l’humilité devant le produit aussi. L’humilité amène le respect. Ne jamais oublier ça est quelque chose qui à mes yeux est important.
Quelque chose que vous n’avez jamais dit à propos de votre expérience avec le monde de la cuisine ?
On peut parler de la fois où j’ai mangé dans la cuisine de Thomas Troupin à la Menuiserie. Ce qui est impressionnant chez lui, c’est qu’il arrive à allier un grand professionnalisme, qui peut toucher même à une sévérité certaine, tout en étant d’une décontraction de vraie proximité. Et personne ne parle de ça dans ce métier, cette forme de dualité. Parce qu’avant d’être des histoires professionnelles, ce sont des histoires humaines. Les équipes, elles passent leur vie ensemble. Certes, il y a une certaine hiérarchie mais qui n’est pas si cadrée que ça, qui n’est plus si cadrée que ça, dans la cuisine wallonne d’aujourd’hui. Dans les cours de cuisine, dans les écoles hôtelières, on parle encore beaucoup de la notion de « brigade ». Mais les grandes équipes coûtent trop cher, c’est devenu presqu’impossible d’avoir une vraie hiérarchie. C’est un jeu beaucoup plus subtil qui se met en place. Et avoir mangé dans la cuisine de Thomas a été un moment vraiment intéressant sur ce point de vue là aussi. D’autant plus que chez lui, ça ne se fait jamais.
« Toujours plus de vérité dans l’assiette »
La « crasse » pour laquelle vous craquez facilement ?
Alors, je suis un fou de pâtes beurre-ketchup!…(Rires) Et je transmets ça à mes enfants! Je ne suis pas très fan de frites à la base. Les burgers, c’est pas mon truc. Les fast-foods, ce n’est pas ce qui me fait trembler non plus. Voire pas du tout!… Mais, cette bonne vieille crasse qu’est le pâtes-beurre-ketchup!
Un truc de cuisine que vous voulez bien révéler ?
On me l’a dit plusieurs fois et ça revient comme un élément central pour moi : l’eau ça dilue. Et donc, je cuis mes légumes au four et ça fonctionne très bien dans la grosse majorité des cas. Ca donne au légume une vraie saveur. Tous les légumes à croûte par exemple, et on revient sur le céleri-rave, la betterave, un peu le potiron et les courges au four. Sans les saler, c’est juste délicieux. Je pratique ça… Dans tous mes menus, il y aura ça. Dans tous mes menus, il y aura des cuissons complètement à sec au four. J’essaie d’éviter au maximum les cuissons longues, blanchir un peu, ok! Mais les cuissons longues à l’eau, non. Je trouve que c’est un vrai plus que les gens n’utilisent pas assez, et qui est facile.
Un vin ?
Alors… J’irais sur un vin. Dans le Val d’Aoste, le Domaine ‘Les Petits Riens’, un rouge du domaine de là-bas. Ils sont hors appellation, sur une région peu connue, le Val d’Aoste, c’est tout petit. Fabien est français, il vient de Besançon, Stefania est de Milan, ils se sont installés là. C’est juste fabuleux. De la pureté dans ce vin, une certaine rusticité aussi, mais une classe énorme. On sent le travail qu’il y a derrière. Et encore une fois l’humilité. C’est le vin qui me fait triper.
Une musique ?
Je suis assez éclectique. Mais quand même… J’aime le minimalisme en musique classique moderne, c’est quelque chose qui me plaît pas mal. Comme Philip Glass par exemple. Ou Wim Mertens chez nous en Belgique. Ne pas en faire trop et parvenir grâce l’écoute de la répétition d’une boucle à te faire entrer « en transe », entre parenthèses. Sinon le jazz, le jazz be bop, j’aime assez. Sinon, un morceau, un artiste, je vais dire Night Train de Philip Glass. A la maison, en voiture, j’aime bien.
https://youtu.be/G6rt8rHM2Us
La dernière chose qui vous a fait rire ?
J’ai dû rire avec mes enfants. On essaie de rire le plus possible. Je suis très friand de bêtes blagues.
Et la dernière qui vous a rendu triste ?
Clairement, et ça me rend très malheureux, ce sont les événements arrivés à Bilzen, dans un centre d’asile qui a brûlé… intentionnellement. Et les gens qui regardaient le feu applaudissaient… (silence). Ca me rend triste de me sentir impuissant par rapport à ça. Je pense que nous sommes au devant d’une sale période.
Le geste simple du quotidien que vous préférez ?
Le truc qu’on fait chaque jour et que j’adore, ce sont les câlins qu’on peut se faire en famille. Ce geste que j’appelle le « tap-o-tap ». Un câlin et ces petites tapes douces dans le dos. Avec les enfants, je suis assez tactile. C’est marrant de dire ça car je suis aussi quelqu’un d’assez solitaire. Ce geste, j’en prends du plaisir. Sinon, c’est la cuisine bien sûr. Cuisiner, transformer, couper un légume avec un couteau, c’est aussi un geste de grand plaisir.
Votre cuisine préférée ?
La cuisine que je préfère, c’est la cuisine qui me donne un sentiment de vérité. C’est évidemment une cuisine plus difficile à classifier. Ca peut être une cuisine ménagère quand elle est bien faite, ça peut aussi être une cuisine japonaise, ça peut être une cuisine française traditionnelle. Je me rends compte que je n’ai pas vraiment un style de cuisine favori, si ce n’est que je déteste avoir l’impression de manger quelque chose qui est juste « là comme ça ». Il faut que cela ait du sens, il ne faut pas que ce soit là pour impressionner. La cuisine que j’aime, c’est celle qui me fait réfléchir et qui provoque en moi un sentiment.
Un grand souvenir de table ?
Il y en a tellement au restaurant que je vais dire un autre souvenir de table, c’est ma première dégustation de vins. C’est aussi un souvenir gastronomique, en fait. J’étais jeune, j’avais 23 ans. C’était au Domaine Louis Sipp en Alsace, qui est l’un des grands domaines alsaciens. On est arrivés là, on avait pris rendez-vous, on arrive et là, Martine, la patronne, nous a fait tout goûter, absolument tout! Il faut bien se douter qu’à 23 ans, on n’a pas le pouvoir d’achat de lui acheter des mille et des cents. Je n’étais pas connaisseur, mais j’étais déjà très curieux. Comme je suis curieux en matière de cuisine en général. Et donc, elle nous a fait tout goûter, plusieurs millésimes, les grands crus, etc… Ca reste un immense souvenir. J’y pense encore régulièrement parce que je trouve que c’est ça la générosité intelligente. Ce n’est pas être généreux pour être juste généreux mais apporter quelque chose en plus. Ca, c’est le souvenir qui m’a le plus marqué.
Une question que vous auriez aimé que je vous pose ?
Oh oui… « On en boit une petite ? »… (rires)
Si c’était à refaire Jehan…
Dix ans plus tôt… Enfin, je dis ça. Parce que… (il réfléchit) Mais si je suis là, ici, c’est parce que je suis la somme de mes expériences passées. Et c’est facile de dire ça avec mon vécu. Je suis vraiment heureux de la manière dont la vie se passe pour moi et je pense que si peux recevoir à nouveau la même vie, je signe des deux mains. Et peut-être ajouter un petit bonus qui serait de m’affirmer plus au niveau cuisine et vins plus tôt. Et puisqu’on est dans la projection, si je dois voir plus loin aujourd’hui, et je dis ça alors que l’étape que je vis est importante avec l’ouverture de ma table d’hôtes ; ce serait d’aller plus dans la précision de ce je fais, d’avoir un jardin toujours plus autonome et d’avoir toujours plus de vérité dans l’assiette. Mais je ne me vois pas aller complètement dans la cuisine, parce que mon équilibre est ailleurs et je veux conserver un équilibre de famille.
Des craintes par rapport à votre projet ?
Oui! Oui… La crainte, c’est l’intégration avec ma vie de famille. Parce que j’ai voulu la table d’hôtes très intégrée à mon domicile. Mais il va falloir protéger aussi la famille car je suis un excessif à la base, je devrai me restreindre et penser au bonheur de ma famille, tout en développant aussi le projet. La crainte, c’est peut être ça.
Votre blog « Le Verre et l’Assiette », à mes yeux le plus pointu de notre Belgique francophone, vous aviez le sentiment d’avoir fait le tour ?
C’est très gentil, merci. Je n’ai pas l’impression d’être le plus pointu mais je pense avoir eu une approche qui oblige une implication sentimentale et intellectuelle aussi, je pense. Un article, ce n’est pas qu’un simple compte rendu d’un restaurant mais c’est une réflexion par rapport à la philosophie du lieu. A la longue, je trouvais que le rapport investissement-audience ne me satisfaisait plus et je me suis dit qu’il était temps de passer à l’étape suivante. Mon blog, je n’ai pas envie de le fermer mais j’ai envie de le recentrer sur d’autres choses, comme la création de recettes, et aussi parler des vins et aussi des artisans. Parler des restaurants, je laisserai faire ça par d’autres. Aussi, parce que, et on a trop tendance à l’oublier mais l’écriture sur les restaurants est un jeu à deux acteurs et il faudrait que les restaurateurs y pensent un peu plus. J’entends souvent beaucoup de critiques sur les blogueurs et compagnie, mais il y a aussi beaucoup d’invitations pour les blogueurs et le responsable est « aussi » le restaurateur. On sent le besoin promotionnel du restaurateur, il ne faut pas se le cacher. Sur mon site, dans ce format, j’arrivais au bout de quelque chose. Et puis, et c’est peut être un manque de modestie, mais écrire sur les autres quand toi, tu fais de la cuisine de façon rémunérée, ça me pose un vrai problème.
Propos recueillis par Laurent Delmarcelle en région hutoise, le 14 novembre 2019.
Magneùs d’Pélotes, table d’hôtes locale et conviviale.
Rue des Écoles, 6 à 4520 Bas-Oha – +32 (0)475 93 27 04.
magneusdpelotes.com – magneusdpelotes@gmail.com
Pour connaître les disponibilités, suivre ce lien.
Le blog de Jehan Debruyère « Le Verre et l’Assiette ».