Pierre Gagnaire : "J'ai passé une bonne partie de ma vie à me défaire de ce qui m'avait été imposé."

19 octobre 2016

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Présent à Genève pour un dîner au Mandarin Oriental, le chef Pierre Gagnaire s’est livré à une interview très personnelle au quotidien Suisse Le Matin.

Pierre Gagnaire est un homme pressé, il n’a pas de regret, si ce n’est celui avoué « peut-être d’avoir perdu du temps au début. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. » Le chef a depuis couru après le temps qui passe, et on pourrait dire qu’aujourd’hui il a rattrapé le temps. Épanoui professionnellement et personnellement, le chef se contente de petits bonheurs, avoir autour de lui des gens qu’il aime, un bel endroit, un projet abouti.
Extraits.

Pierre Gagnaire, qui êtes-vous ?

(Long silence.) Un cuisinier par obligation. Je crois que l’individu s’adapte à ce que la vie, l’environnement, la pression sociale lui imposent.

Votre premier souvenir?

L’énorme poste à galène dans l’auberge de campagne de mon père. Un jour, je devais avoir 3 ou 4 ans, il est passé une mélodie qui m’a touché et je me suis effondré en larmes. Tous les adultes me demandaient ce qui m’arrivait.

Etiez-vous un enfant sage?

Je crois que je n’étais pas un enfant compliqué, oui. Ça n’est pas un compliment que je me fais, c’est plutôt un constat. Je suis l’aîné de quatre enfants, d’un milieu rural, une mère terrorisée par sa belle-mère qui a une emprise énorme sur son fils. On m’a tout de suite mis une espèce de chape de plomb sur le dos avec le stress de tous ces gens. Je suis un résilient. J’ai passé une bonne partie de ma vie à me défaire de ce qui m’avait été imposé.

Enfant, de quoi aviez-vous peur?

J’en avais beaucoup. Et très honnêtement elles ont disparu il n’y a pas si longtemps que ça. Peur de l’abandon clairement. Et pendant des années je faisais toujours le même rêve. A l’époque, on dormait sur de gros oreillers très lourds et dans mon rêve j’avais l’impression d’être enfermé sous une espèce d’amas de pierres.

Dans l’enfance, quel fut votre plus grand choc?

La brutalité verbale de mon père. Il n’était pas violent physiquement mais il balançait des mots qu’il ne pensait pas, ce qui amenait des situations de tension énorme. Je me sentais extrêmement coupable de ça, étant l’aîné. Mes parents ont fini leur vie ensemble, ils s’adoraient, je crois, mais mon père était quelqu’un qui avait une façon de fonctionner avec les mots qui était horrible et qui a désespéré ma mère toute sa vie.

Vous parliez de résilience. Avez-vous corrigé ça avec vos deux fils?

Je suis sorti des carcans familiaux, oui. D’abord, mes enfants, pour leur malheur et pour leur bonheur je pense, ont dû se débrouiller assez vite tout seuls parce que, quand j’ai repris l’affaire de mon père en 1977, mon premier fils venait de naître. Ç’a été une période extrêmement difficile avec mes parents ainsi que sur le plan financier. Ensuite, j’ai dû trouver un sens à ce foutu métier que je n’aimais pas, le petit interstice dans lequel me glisser pour que je puisse faire quelque chose qui ait de l’allure. C’est devenu vraiment une façon de vivre, une façon de me relier au monde, d’exercer une espèce de sacerdoce qui va au-delà de l’assiette. Donc mes gamins au milieu de ça ont été livrés à eux-mêmes. Aujourd’hui, ils ne sont le fruit de personne, ils sont eux-mêmes. Hypercalés dans leur vie professionnelle, intellectuelle, psychologique, c’est des gars biens. Avoir des rapports forts, apaisés, tendres avec leurs enfants, quel bonheur !

Votre mère vous disait-elle «Je t’aime»?

Jamais ! Chez la femme avec qui j’ai refait ma vie et avec qui j’espère la terminer (l’écrivaine Sylvie Le Bihan) – moitié Bretonne, moitié du Sud –, le «je t’aime» est un mode d’expression qui me gêne presque. Ses gamins qui ont 20 ans n’arrêtent pas de le lui dire, je suis halluciné.

Comment avez-vous gagné votre premier argent?

En travaillant. Après un stage de pâtisserie à 14 ans, puis chez Bocuse à 15, j’entre en apprentissage. J’ai encadré cette fiche de paie.

Donc la cuisine n’était pas votre vocation, que vouliez-vous devenir?

Je ne sais pas, aucune envie. Il y avait des choses qui me plaisaient comme tous les gamins, le cyclisme, le sport en général, le foot évidemment parce que je suis de Saint-Etienne. J’étais aussi attiré par tout ce qui était un peu caritatif. A ma génération, on a parlé des enfants qui meurent au Biafra, de la faim dans le monde. Et malheureusement aujourd’hui, rien n’est réglé.

L’amour pour la première fois. C’était quand et avec qui?

Comme tout un chacun, les premiers émois quand on est mômes, la petite voisine dont je n’osais pas prendre la main vers 12 ans. Mais au collège, j’ai plutôt découvert le sens de la camaraderie. D’ailleurs, je garde de cette époque quelques amitiés sans faille.

C’est quoi, le vrai bonheur?

C’est un mot un peu à la mode. Je préfère «être bien». Ce matin je suis bien, j’ai fait une bonne nuit, notre projet ici est bien organisé, je suis avec des gens en cuisine que j’aime, dans un bel endroit, j’aime bien ce temps un petit peu gris.

La plus belle de vos qualités?

Je crois que je suis gentil. J’ai eu malheureusement dans la vie des fractures amoureuses. Mais j’ai de bonnes relations avec toutes les femmes avec qui j’ai été marié. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu de douleurs autour de ça mais en tous les cas je respecte les gens en étant honnête.

Votre plus grand regret?

Peut-être d’avoir perdu du temps au début. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. On ne va pas refaire le fil. Et puis le regret est une notion totalement insupportable. On va ensuite regretter d’avoir regretté, ça ne fait pas avancer les choses.

Avez-vous payé pour l’amour?

Jamais. Mais j’ai beaucoup de bienveillance pour ces gens-là parce qu’il y a une énorme hypocrisie autour de ça.

Déjà menti à la personne qui partage votre vie?

Pas menti, omis. C’est un résidu de mon éducation. Pour ne pas faire de peine. Et ça n’est pas bien. Je lutte contre ça.

Qui trouvez-vous sexy?

Ma femme, mais c’est convenable de dire ça. Même si c’est vrai, elle est belle et intelligente, j’en suis amoureux. J’ai vu l’autre jour un jeune gars qui a fait le Vendée Globe, je l’ai trouvé magnifique. J’aime bien Nicole Garcia aussi.

Pourquoi avez-vous pleuré la dernière fois?

Il y a deux ans, je suis revenu à Saint-Etienne pour la Fête du livre avec ma femme, invitée comme auteure. J’étais très content pour elle. Nous avons été reçus par le maire avec des mots vraiment touchants. Et là j’ai revu deux images : moi enfant sur les épaules de mon père sur la place de l’Hôtel-de-Ville pour voir le général de Gaulle. Et des années plus tard, de l’autre côté de la place, ma journée de travail terminée à me demander comment j’allais payer mon personnel le lendemain.

De quoi souffrez-vous?

D’arthrose. Et parfois de mon manque de culture. Je voudrais lire plus vite, lire mieux. Je vois nos gamins, ils sont brillants, ils pensent vite. Moi j’ai appris à l’école de la vie.

Croyez-vous en Dieu?

Je ne sais pas. Ça reste un mystère.

Votre péché mignon?

Je bats ma coulpe mais on n’est pas assez dans la frugalité. La frugalité engendre le péché mignon. Généralement c’est des trucs tout bêtes comme une tartine beurrée avec un petit carré de chocolat.

Pensez-vous gagner assez par rapport au travail fourni?

Je suis à la fois à l’aise et pas à l’aise avec l’argent. A l’aise parce que personne ne peut me reprocher de courir après l’argent. Le 11 mai 1996 j’ai tout perdu. Après avoir payé tous les artisans, j’ai fait le choix de me mettre en faillite personnelle. Pendant des années j’ai gagné 600 euros par mois. Aujour­d’hui je gagne bien ma vie, je ne suis pas riche et je ne le serai jamais à cause de cette faillite. J’ai aussi divorcé deux fois, ça m’a coûté de l’argent. Mais j’ai toujours respecté les gens qui m’ont fait grandir, dont ces femmes.

Pour retrouver l’interview dans son intégralité, cliquez sur le lien.

Copyright : P. Kovarik / AFP – E. Labadie
Via Food&Sens