Alexandre Gauthier : « Nous sommes des artisans mais nous vivons comme des princes »

15 octobre 2015

Une interview d’Alexandre Gauthier, chef de « La Grenouillère » (La-Madelaine-sous-Montreuil, France) réalisée par Atabula.com. Un chef hors-normes que Eating.be avait rencontré en 2008, un repas et une soirée dont nous n’étions pas sortis indemne. Partage.

Alexandre Gauthier parle de son métier, de sa passion et de sa vie avec un recul et une modestie rares. Un grand entretien passionnant avec le chef de la Grenouillère.

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Si l’on parle souvent de la Grenouillère et de son chef, on vous entend peu. Pourquoi cette volonté de ne pas se montrer davantage ?

Alexandre Gauthier – La discrétion, ça n’empêche pas l’engagement. Il y a une réalité économique qui fait qu’il est nécessaire d’exister médiatiquement tout en sachant que je sélectionne les supports. La presse professionnelle, ce n’est pas mon truc. Je ne suis pas contre mais je la trouve très stéréotypée, arrêtée sur un certain nombre de sujets. On va me marginaliser plutôt qu’essayer de me comprendre. Pourquoi ai-je participé à Top Chef ? M6 m’a proposé plusieurs choses que j’avais refusées auparavant mais j’ai accepté le défi en compagnie de Jean-François Piège. Il ne faut pas se leurrer : Top Chef, c’est 3 millions de téléspectateurs et moi, j’ai 28 salariés, je suis commerçant. Si l’émission ne déforme pas ce que nous sommes, si c’est correctement filmé, monté et diffusé avec le bon ton, pourquoi pas ? On avait participé à l’émission « Les Carnets de Julie Andrieu » et ça a été une expérience géniale. Arte nous a sollicités également et on a répondu présents. C’est flatteur et ça permet de faire venir une clientèle nouvelle. Après la diffusion, on a eu une clientèle allemande récurrente depuis trois mois. L’un des journalistes de l’équivalent allemand du journal Le Monde a fait un très joli papier sur nous. Il y a un vrai enjeu économique qu’il ne faut pas oublier. Quel intérêt de faire ce que nous faisons si nous sommes dans l’incapacité de rembourser nos emprunts ?

Ceci étant dit, je ne me considère pour autant pas comme un communicant. L’idée n’est pas de communiquer sur la maison mais de la faire résonner. Parfois, on ne s’y retrouve pas. La presse déforme beaucoup de choses, on réduit, on simplifie, on use de facilités. Le sujet évoqué peut également déraper. Prenez ce qui s’est passé avec la prise de photos des clients. Ça nous a dépassés, on m’a enfermé dans une position de caprice de chefs. Moi je n’ai jamais interdit quoi que soit, je trouve simplement dommage que le client ne profite pas de son expérience et qu’il la vive à travers des photos. Je ne comprends pas que les gens ont sur leur téléphone plus de photos de bouffe que de clichés de leurs enfants… L’un de mes anciens gars en salle est parti faire une école de mixologie. Il est tout le temps connecté alors qu’il pourrait ouvrir un livre… Il faut apprendre à se concentrer, à prendre du temps, du recul. Même aux toilettes ça devient compliqué de ne pas être parasité ! (Rires) C’est le rôle d’un leader d’être dans cette optique.

Comment décririez-vous votre rapport au temps ?

Plus je suis débordé, mieux c’est. J’ai besoin d’une activité intense, d’être stimulé. Je me nourris des conversations, des échanges, des autres même si je reste concentré sur la Grenouillère qui reste le navire amiral. Ce matin, j’étais seul pendant une heure et demie dans la salle des petits-déjeuners. Je n’ai pas été dérangé mis à part un appel du bureau de contrôle. Le problème aujourd’hui, c’est qu’on est dans un Etat de droit avec des normes, des règles. C’est la loi, on ne peut pas s’en défaire. Moi, j’ai envie d’avoir une lecture plus personnelle des choses, ne pas normaliser ma cuisine, proposer quelque chose de différent. Je suis dans une logique d’optimisme, du verre à moitié plein, même si on est conscient que le temps file. La chanteuse Barbara disait que le temps qui passe ne se rattrape pas. Je suis conscient de mes faiblesses, de la fragilité du métier mais c’est ce qui fait sa beauté aussi. Nous sommes dans une impermanence totale tout le temps. Rien n’est jamais acquis. Pendant deux ans, un restaurant peut être plein puis plus rien. C’est dangereux. Vous savez, j’ai quasiment toujours participé au festival Omnivore. A un moment, j’ai dit à Luc Dubanchet (patron du festival, ndlr) : « Ne me programme pas, que va-t-on penser de toi et de moi ? Les gens vont croire qu’on ne se renouvelle pas. » Il m’a pourtant fait confiance à chaque fois et nous avons toujours tout donné sur scène. » Je me rappelle que dans le premier guide Omnivore, il y avait 200 tables. C’était notre premier article national. Sur ces 200, combien en reste-il aujourd’hui ? Pas beaucoup… Alors qu’il y avait beaucoup de grands chefs.

Le pire c’est quand la cuisine du chef n’est pas comprise. Mon père a failli tout perdre à 50 ans. Un quart de siècle de belle carrière qui aurait pu s’envoler parce que la maison n’avait pas été bien gérée pendant deux ans. Dans les années 80-90, quand on démarrait une année, on pouvait tabler sur 5 à 6 % de hausse ou de baisse. Aujourd’hui, pour avoir 5 ou 6 % de chiffre d’affaires supplémentaire, il faut se battre comme des malades. Et l’on peut perdre 40 % en un an ! Si vous êtes à moins 40 %, c’est terminé. On peut mourir en une seconde entre les charges, les emprunts, les taxes… Je sais comment je ne veux pas vivre ce métier. J’y prends du plaisir mais je sais que dans le même temps, ça déséquilibre pas mal de choses : on peut vite arriver à une vie affective et sociale à la ramasse. Le tout, c’est de refuser de se renier. Les associations, les groupes, les conflits de pouvoir, je n’ai pas le temps pour ça, je préfère m’investir dans mes priorités. Pour moi, ce métier n’est pas une contrainte. Je n’aurais aucune satisfaction à avoir une vie d’oisiveté. Je suis incapable de ne pas travailler le dimanche ou le 31 décembre. C’est mon rôle de cuisiner. J’ai décidé à 16 ans que ma vie serait en décalage avec les autres. Les gens viennent pour prendre du plaisir et je les aide à avoir ce plaisir. Le dimanche, je ne regarde pas la télévision en famille, je fais le tour du marais. Aujourd’hui je ne suis pas Rothschild, tout appartient aux banques. Tout est une question d’opportunités.

Que regard portez-vous sur toute la génération contemporaine, vous compris, qui valorise leur espace, leur territoire ?

Avec tout le respect que j’ai pour René Redzepi, Michel Bras a été le premier à revendiquer, à marteler un territoire, à assumer son austérité, à synthétiser sa cuisine avec son lieu. Marc Veyrat l’a fait aussi mais n’est pas allé autant au bout de choses. Moi, ma première carte ici, aujourd’hui j’en rougirais. Je suis un enfant de la campagne mais nul n’est prophète en son pays. Mes confrères parisiens cultivent et exhibent un côté rock’n’roll mais je ne crois pas qu’il faille être sexy. Ici, on a des convictions parfois considérées comme rétrogrades. Je ne fais pas partie de ces rockeurs, je ne suis pas passé par la case prison. Je suis croyant, j’ai des valeurs. Les gens qui viennent à la Grenouillère et notamment le staff étranger, dix personnes sur une grosse vingtaine de salariés, viennent prendre une bouffée de ruralité à la française. Quand je dis ça, ça n’est pas du tout une vision arriérée de la chose mais plutôt de dire que la campagne, c’est le bon vivre, un lieu où il n’y pas d’anonymat, où tout le monde se connait.

Fréquentez-vous régulièrement des tables dans votre région ou au-delà ?

Je ne vais pas beaucoup au restaurant, on me le reproche un peu mais…

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Source Atabula.com
Propos recueillis par Ezéchiel Zerah / Photo Marie-Pierre Morel