La lettre ouverte du créateur du Fooding

1 mai 2014

Nous ne résistons pas à partager avec vous la lettre ouverte du créateur du Fooding à un critique américain.

Le contexte est le suivant. Le monde de la restauration et de la gastronomie est en ébullition, alors que le classement des – 50 Meilleurs Restaurants du Monde – vient d’être proclamé et que la France se retrouve peu ou pratiquement pas représentée. C’est toute la presse française sans exception qui règle une bonne fois pour toute le problème en ramenant ce classement au statut de vraie arnaque.

Au passage, ceux qui disent à tort que la cuisine Française est en train de vivre ses derniers beaux jours, en prennent pour leur grade et notamment Michael Steinberger (qui se pose un peu comme observateur de la cuisine en France), et qui depuis quelques années tape sur la cuisine française alors même qu’il ne la connaît que de loin… de très loin même, car finalement il ne l’a pas comprise.

Vous lirez donc ci-dessous la lettre ouverte à Michael Steinberger parue sur le Huffingtonpost hier, c’est donc Alexandre Cammas, l’un des créateurs du célèbre Fooding qui répond à l’article du critique américain du 28 mars dernier.

French Food Bashing : On avale pas !

Cher Frenchbasher,

Passant le plus clair de mon temps à bricoler dans la « food industry », j’avoue ne réserver que peu de temps aux lectures gastronomiques et à l’analyse contemplative des résultats du 50 best… Par exemple, quand j’ai un peu de temps devant moi, je préfère me régaler les oreilles à Coachella, plutôt que de pointer dans un de ces festivals culinaires internationaux s’efforçant de faire croire aux gras-du-bide du monde entier que leur mal serait une vertu, leurs chefs préférés de suprêmes artistes et leurs assiettes des sex toys.

D’ailleurs, si j’ai créé le Fooding, c’est justement parce qu’ayant fréquenté de près ce petit monde pendant mes années en tant que critique gastronomique, j’ai compris très vite que je ne pourrais pas supporter plus longtemps l’internationale des « food geeks », leurs discussions obsessionnelles, leur monopole du bon goût…

Bref, comme tout cela ne m’intéresse pas, c’est donc bien avec deux semaines de retard que j’ai découvert ton torchon « Y-a-t-il quelqu’un pour sauver la cuisine française ? » et non, parce qu’en bon Français, je serais paresseux, mou, déconnecté, à la ramasse…

L’autre soir donc, alors que je dînais avec Laeticia et Johnny dans un restaurant de Los Angeles (Laeticia qui, même à L.A., cuisine encore les pâtes à la poutargue française, je te jure !), Laeticia me fait lire ton article…

Et là, je t’avoue que, même si tu as pris soin de citer Le Guide Fooding et de vaseliner de prévenances ta plume avant de la faire cracher, j’aurais trop aimé être au 16ème siècle, afin de pouvoir choper la truite dans mon assiette pour te baffer avec et te donner rendez-vous dans un jardin de Bel Air ou à Central Park, pour un duel au couteau à viande folle.

Mais qui es-tu Michael Steinberger pour écrire des choses pareilles ?! Soit tu penses ce que tu dis et, dans ce cas, tu n’es vraiment qu’un minable soignant ta honte de toi-même en tirant sur des ambulances. Soit tu ne penses pas ce que tu dis, et alors, tu n’es qu’un piètre truqueur ! (Pour te rassurer, je pense exactement la même chose des éditorialistes français qui se gausseraient du déclin de l’empire américain ; le monde est bien divisé en mondes, on est d’accord là-dessus, mais moins en nations qu’en systèmes de pensée… Et, toi, cher Michael, tu entres directement dans ce système binaire qui compte aussi, cela va te surprendre, quelques Français – Enjoy !- mais pas que…)

Ce qu’il faut que tu saches maintenant, c’est que le Guide Fooding a été le premier média à dire tout le bien qu’il pensait de cette vague de chefs étrangers venus ouvrir des restaurants et diriger des cuisines en France. Je peux même t’avouer qu’en 2009, il n’était pas facile de convaincre les grands médias français, et leurs journalistes gastronomiques respectifs, de nous suivre pour dire à quel point cet élan était formidable. Tous ces super restaurants dont tu parles, à l’exception peut-être de Verjus, ont donc été révélés au monde, soutenus, plébiscités par lefooding.com et il faut continuer de se réjouir de tout ça !

Est-ce que cela signifierait pour autant que la cuisine française serait morte, en phase terminale ? Non bien sûr ! Car qu’est-ce que la cuisine française au 21ème siècle sinon une cuisine « made in France ». Oserais-tu prétendre, toi l’Américain, qu’en 2014, la race d’une cuisine est définie par le passeport du chef qui la fait ? Si t’avais écrit ton article dans les années 80, t’aurais peut-être eu raison, mais aujourd’hui Michael, enfin, quoi ! Les buns de David Chang sont-ils coréens ou new yorkais ? Yotam Ottolenghi est-il israélien, italien, allemand ou londonien ? Daniel Rose est-il illinois, américain ou parisien ?

Sais-tu seulement, puisque tu sembles attacher de l’importance aux papiers identitaires et aux races, que la tendance « bistronomie » dont les plus grandes villes du monde profitent depuis quelques années, New York en tête (Estela, Contra…) a été initiée par un chef qui ne parle que le français ? « Papieren bitte ! » « Yves Camdeborde, le Comptoir du Relais, Mein herr ! » Que cette nouvelle cuisine de bistrot a ensuite été réinitialisée, modernisée, par un autre chef né en France. « Jawohl ! Iñaki Aizpitarte, Le Chateaubriand, Herr Steinberger ! ».

D’ailleurs si t’avais fait sérieusement ton boulot d’intervieweur, tous ces chefs étrangers t’auraient dit que sans Iñaki, sans Yves, ils ne se seraient jamais lancés dans une pareille aventure. Iñaki et Yves ont été, parmi une poignée d’éclaireurs de nationalité française, les premiers chefs à faire la démonstration économique que ce modèle de néobistrot dépouillé de tout superflu pouvait rencontrer le succès, alors qu’il n’existait nulle part ailleurs dans le monde… Et dans la série, que fais-tu des Bertrand Grébaut (Septime, Clamato), David Toutain (du restaurant éponyme), Adeline Grattard (Yamtcha), Sven Chartier (Saturne), considérés, y compris par ceux dont tu parles, comme de véritables cadors ?… Et je ne parle que de Paris, puisque pour parler de la cuisine française, tu ne parles que de Paris !

En plus cher Michael, là où tu fais fausse route, c’est en citant Gregory Marchand, le talentueux chef de Frenchie, dont tu garantis les papiers 100% français, mais qui aurait plus appris à Londres ou à NY qu’en France… N’as-tu donc pas compris que Gregory Marchand s’inscrivait au contraire dans la grande tradition de l’impérialisme culinaire français ? Qu’il était venu chez toi, pour piquer vos idées et les digérer à la française ! Zut ! Tu n’y avais donc pas pensé ? Tu blanchis subitement !… Serait-ce sa cuisine qui remonte ? Son hot dog, qui irait si bien avec un coup de bordeaux, ne passerait plus ? Hmmm, je préfère m’éloigner, t’as des renvois… Et passer à table avec des Américains moins paresseux.