L'homme qui veut semer des pépins de raisin

28 août 2013

Source : Lemonde.fr

Lorsque Henry-Frédéric Roch, propriétaire du domaine Prieuré-Roch, à Vosne-Romanée (Côte-d’Or), et cogérant de celui de la Romanée-Conti, lui a demandé son curriculum vitae, Philippe Pacalet a posé sur son bureau une bouteille de morgon 89 de Marcel Lapierre. « Le v’là, mon CV ! »

Le jeune homme aux cheveux frisés ne pouvait mieux résumer sa vie. Neveu de Marcel Lapierre, pionnier du beaujolais nature à Villié-Morgon (Rhône), il a 14 ans lorsque celui-ci fait sa première cuvée sans soufre. Entre vignes et vaches, il lui communiquera sa passion et son idée du vin, dans cette campagne beaujolaise où Philippe revient à toutes les vacances.
Grâce à lui, il rencontrera des gens hors du commun : Jacques Néauport, dégustateur de talent et « catalyseur intellectuel » du mouvement pour les vins nature, qui amènera Guy Debord et quelques situationnistes à Villié-Morgon, où ils se sont bien plu ; Alain Chapel, le chef trois étoiles alors en activité à Mionnay (Ain), qui a toujours soutenu Lapierre, Thévenet et d’autres vignerons du même jus ; et surtout Jules Chauvet (1907-1989), vigneron, négociant, chercheur à La Chapelle-de-Guinchay (Saône-et-Loire), qui a posé les bases scientifiques de la vinification nature et chez qui Pacalet, après sa « chimie » à Lyon, va faire des stages pour son mémoire sur les levures indigènes. Il vient de terminer son service civil comme objecteur de conscience avec la fédération Nature et Progrès lorsqu’il se présente au Domaine Prieuré-Roch, à la recherche d’un emploi. Avec le morgon de son oncle en guise de sésame.

« PORTER [S]A PROPRE CULOTTE »

« Mais c’est que c’est bon, ça ! », s’exclame le propriétaire après avoir goûté au CV. Et à 26 ans, Philippe Pacalet est engagé sur-le-champ comme responsable du domaine. Nous sommes en 1990. « Henry Roch m’a fait confiance, et il m’a laissé carte blanche. Les premières années, j’étais tout seul sur le tracteur et à la cave. Là, j’ai beaucoup appris. » Il pratique la culture en biodynamie, fréquente la Romanée-Conti, et ses cuvées sont vite remarquées. On parle bientôt d’un « style Pacalet », qui débarrasse le vin de ses déguisements superflus pour se concentrer sur l’essentiel : le fruit décliné avec élégance et précision. J’ai souvenir d’un nuits-saint-georges 1998, magnifique avec les légumes d’Alain Passard.

Après dix ans de bons et loyaux services, il décide de « porter [s]a propre culotte » et monte sa « maison » à Beaune (Côte-d’Or). Vigneron sans terre, Philippe Pacalet loue une dizaine d’hectares, cultivés et vendangés à son goût, qui lui permettent de vinifier une vingtaine d’appellations bourguignonnes.

C’est ce garçon qui un soir, chez Camdeborde (Le Comptoir du relais, Paris 6e), me déclare très calmement, entre meursault et pommard, que le vignoble français est en état de dégénérescence avancée et qu’il conviendrait de semer des pépins de raisin si l’on veut s’en sortir. L’individu, proche de la cinquantaine, paraît sain de corps et d’esprit. Il a étudié la vigne à l’école et dans les verres. Il sait faire le vin bon et propre et ne peut être soupçonné d’angoisses sur l’avenir de son patrimoine viticole : il n’en a pas. Pour enfoncer le clou, il ajoute : « Le problème, c’est pas le sol. C’est la plante. » Il m’a fallu plus longtemps pour assimiler la nouvelle que pour digérer les oeufs aux truffes servis ce soir-là chez Camdeborde.

L’histoire de la dégénérescence selon Pacalet commence au Moyen Age. La Bourgogne – à raison – s’est toujours montrée reconnaissante envers les moines qui ont introduit la vigne sur ses terres. Ils y semaient des pépins de raisin qui donnaient des plants sélectionnés et multipliés par fécondation. Il y avait brassage permanent. Ce processus s’est arrêté en 1789. « C’est la date butoir. La Révolution, en vidant les monastères, a stoppé la reproduction sexuée de la vigne », raconte Philippe Pascalet. Le matériel végétal de la vigne française daterait de cette époque, à partir de laquelle elle s’est reproduite de façon asexuée, essentiellement par marcottage (l’action d’enterrer, sans le détacher de la souche mère, un sarment qui produira des racines).

L’APPARITION DES CLONES

Eternellement issue du même sang, la vigne s’en trouve affaiblie près d’un siècle plus tard lorsque surviennent les maladies. Oïdium en 1850, mildiou en 1878, avec le pire entre les deux : le phylloxéra, en 1863. « On a tout arraché et replanté avec des porte-greffes américains. » Tous les cépages ont été greffés sur ces systèmes racinaires aux noms étranges (berlandiéri, riparia), et le vignoble français est reparti.

C’est la principale conséquence du phylloxéra : la généralisation du greffage et la fin de la vigne en franc de pied. « A l’époque, certains ont trouvé que les vins avaient moins de finesse, mais les débats ont fait long feu. Il n’y avait pas le choix : c’était le porte-greffe ou rien. » Et la reproduction asexuée – par les « bois » – s’est poursuivie avec l’apparition des clones (pieds de vigne génétiquement identiques issus d’une seule souche mère) et des sélections massales (sélection des greffons sur les meilleurs pieds) qui, pour Philippe Pacalet, ne sont que du clonage dilué. « En sélectionnant les qualités d’une plante, on concentre aussi ses défauts », qui, avec l’âge, provoquent la dégénérescence. Celle-ci se traduit par une plus grande sensibilité aux maladies, combattues à grand renfort de chimie dans des vignes surnommées « Liebig », en hommage à ce grand chimiste allemand.

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