Rene Redzepi est le chef du meilleur restaurant du monde, le Noma, à Copenhague. Entretien avec le maître des choses simples, naturelles et goûteuses.
Les cheveux en bataille, une barbe de plusieurs jours, Rene Redzepi reçoit dans la salle de conférences du Noma, au-dessus du restaurant. Le rendez-vous a été pris il y a plusieurs mois. Le grand chef danois est un homme très occupé. En plus de diriger le Noma, il supervise les activités du Nordic Food Lab, un laboratoire installé sur une péniche en face du restaurant, et chaperonne depuis 2011, le Mad Symposium, un festival de la gastronomie, organisé chaque année à Copenhague.
Derrière les grandes portes vitrées, c’est l’agitation. Le service de midi tire à sa fin. Redzepi raconte son enfance, ses premiers pas dans la gastronomie et sa passion pour la cuisine nordique. On le dit exigeant, extrêmement perfectionniste. Il le reconnaît, ajoutant que sans cela il ne serait sans doute pas où il est aujourd’hui. Ce qui l’intéresse, dit-il, c’est d’offrir chaque jour le meilleur à ses clients.
Il travaille 90 heures par semaine. Ses journées commencent à 7 h avec la préparation du petit-déjeuner de ses deux enfants : du porridge avec des fruits frais et des graines. Jamais de céréales en boîte. C’est lui aussi qui s’occupe de leur déjeuner. Ce jour-là, un morceau de maïs bouilli servi avec une pincée de sel et un peu d’huile d’olive, de tranches de concombres et de carottes saupoudrées de persil, d’un morceau de pain, de fruits secs, d’une tartine recouverte de pâté de foie et d’une demi-pomme.
Vous défendez une cuisine locale, saine, qui change en fonction des saisons. Les grands chefs ont-ils un rôle à jouer dans la lutte contre la malbouffe ?
Bien sûr que cela m’importe que les gens mangent intelligemment : acheter des produits de saison, c’est meilleur et c’est moins cher. Peut-être que si on mangeait mieux, on s’assoirait plus souvent ensemble, autour d’une table, au lieu de regarder la télé ou de jouer avec son iPad ou son téléphone. La table est un des derniers endroits sacrés, dans un monde moderne qui avance à toute vitesse. Ma responsabilité est de former la prochaine génération de cuisiniers à prendre les bonnes décisions. Et puis, faire en sorte que mes enfants développent une relation saine à la nourriture.
Votre renommée est telle aujourd’hui que vous pourriez ouvrir des restaurants partout dans le monde, présenter votre émission de télévision. Rien de
cela ne vous tente ?
Nous servons 90 couverts par jour. Nous travaillons avec des petits producteurs, qui arrivent tout juste à nous fournir. Si nous leur demandions de produire plus, le produit en souffrirait. Et puis, nous ne nous amuserions pas autant. On me demande souvent quelle est la prochaine étape, comme si ce que nous faisons aujourd’hui n’était pas suffisant. Pourtant, je n’ai pas l’impression qu’on ait atteint nos limites. Nous avons encore plein de choses à apprendre.
Le succès ne vous intéresse pas ?
J’aime mon travail. Je suis heureux avec ma vie. C’est suffisant. Je ne rêve pas d’un bateau ou d’une Mercedes. De toute façon, je n’ai même pas le permis ! L’argent ne m’intéresse pas. Peut-être que c’est parce que j’ai grandi dans une famille très modeste. Quand j’ai annoncé à mon père qu’on avait obtenu une deuxième étoile au Michelin, il m’a dit que c’était bien, que désormais je pourrais subvenir aux besoins de ma famille. C’est comme cela qu’il mesure le succès.
Vous parlez de simplicité, mais seulement un petit nombre de privilégiés a la possibilité de s’offrir un repas dans votre restaurant. Ce n’est pas une contradiction ?
C’est vrai que nos prix sont élevés. Le menu est à 180 euros. Mais c’est justifié : en ce moment, nous servons une langoustine que nous payons 12 euros la pièce. Elle est pêchée à la main, directement dans l’océan, par le pêcheur qui ne prend que les plus grosses. C’est cher, mais c’est délicieux. Nous ne pourrons jamais servir un menu à 30 euros. Mais beaucoup de nos clients ne sont pas extrêmement riches. Ce sont des gens qui aiment la nourriture. Récemment, nous avons accueilli un groupe de petits viticulteurs français, qui participaient à un festival du vin à Copenhague. Ils logeaient en auberge de jeunesse, mais ils sont venus manger au Noma.
Quels sont vos premiers souvenirs liés à la nourriture ?
Mon père, un musulman macédonien, a immigré au Danemark, pour trouver du travail. Il a rencontré ma mère, une Danoise protestante, dans un café, où il faisait la plonge et elle tenait la caisse. Plus tard, il a été chauffeur de bus, puis de taxi… J’ai eu une enfance très modeste, mais chaque été, jusqu’en 1991 et le début de la guerre en ex-Yougoslavie, nous passions plusieurs mois en Macédoine. La famille de mon père habitait près de Tetovo, une petite ville au nord du pays. C’était la campagne : il n’y avait pas de réfrigérateur, pas d’aspirateur… Pour téléphoner, il fallait aller à la poste. On trayait les vaches, on battait le beurre. C’était une vie très simple. Mais on mangeait extrêmement bien.
Quels sont vos meilleurs souvenirs ?
On ne mangeait pas souvent de viande. Mais une fois par mois, mon oncle, qui travaillait à la ville, ramenait des saucisses épicées, qu’on cuisinait avec des pommes de terre et des haricots. Quand il y avait de la famille de passage, on égorgeait le poulet. Les femmes le plumaient, puis le faisaient cuire au feu de bois. Je me souviens de la graisse qui coulait sur le riz et les épices. Au début de l’automne, il nous arrivait de nous réveiller avec l’odeur des châtaignes, que mon père faisait griller et qu’il nous servait ensuite avec du lait chaud. L’été, on buvait de l’eau de rose glacée, préparée par les femmes. C’était le grand luxe !
C’est ce qui a réveillé votre vocation ?
Non, c’est une coïncidence. A 15 ans, je ne savais pas quoi faire de ma vie. Je venais de terminer le collège. J’avais passé la dernière année à dormir en classe. Mon meilleur copain rêvait de devenir cuisinier. Il s’est inscrit à l’École de cuisine de Copenhague. J’ai décidé de le suivre. J’ai adoré.
Quel a été le déclic ?
La première semaine, la prof a organisé une compétition. Il fallait cuisiner un plat qu’on aimait. On serait noté sur la préparation et la présentation. Je n’avais jamais rien préparé de ma vie. Mais quelque chose s’est réveillé en moi. Pour la première fois, j’ai dû réfléchir, me poser des questions sur ce que j’aimais, pourquoi… Cela a été le premier moment de ma vie d’adulte. A la bibliothèque, nous avons trouvé une recette de poulet rôti, accompagné de riz pilaf et d’une sauce à base de noix de cajou. Je ne savais pas ce qu’était, et pourtant j’ai trouvé cela excitant. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait ! On a préparé le plat. Et au moment du service, c’est comme si j’avais eu une révélation : au lieu de verser la sauce sur le riz, j’ai décidé de la mettre à côté. J’étais incapable de dire pourquoi. Mais j’avais le sentiment que c’était ce qu’il fallait faire. Nous sommes arrivés deuxième derrière un garçon boucher qui avait préparé une salade de jambon dans sa boucherie. Mais nous avons eu le premier prix pour la présentation.
Tous vos camarades de l’époque ne sont pas devenus de grands chefs.
J’ai eu de la chance. Mais j’ai aussi décidé très tôt que je voulais être dans l’équipe des gagnants. De toute façon, je n’avais rien à perdre. Ma saison à El Bulli a été une expérience magique. Jusqu’à ce moment précis, je pensais que j’allais voyager dans le monde pour tester des versions de la cuisine française et que je rentrerais au Danemark pour cuisiner la mienne. J’ai découvert qu’on pouvait faire autre chose. J’avais toujours pensé qu’il n’y avait qu’une porte, et tout d’un coup, j’ai compris qu’il y en avait plein.
En 2004, vous avez ouvert votre restaurant, le Noma. Comment est née l’idée ?
Un jour, un type m’a appelé. Il m’a dit qu’il voulait ouvrir un restaurant et qu’il cherchait un chef. J’ai été intrigué. Quand j’ai vu les lieux, j’ai accepté. Dès le départ, l’idée était d’utiliser des produits locaux. Nous avons contacté des producteurs, constitué une petite communauté de fournisseurs. On a tout de suite eu du succès. On a obtenu notre première étoile très vite. Mais je n’étais pas satisfait. J’avais l’impression de continuer à préparer la cuisine de quelqu’un d’autre. Pas la mienne. On utilisait des produits locaux, qu’on intégrait à des recettes appartenant à d’autres traditions culinaires. Par exemple, on faisait de la crème brûlée avec du sucre et de la crème produits au Danemark. Mais rien dans le produit ne parlait des gens, de la culture, de l’histoire et du futur de l’endroit où on se trouvait. C’est comme cela que nous avons commencé à réfléchir à l’idée de temps et de lieu.
En quelques années, vous êtes apparus sur la liste des meilleurs du monde, pour finir pas décrocher la première place en 2010. Qu’est-ce qui a changé ?
Tout. Cela a eu un impact énorme, pour nous, mais aussi pour toute la région. Désormais, les gens se déplacent en Scandinavie pour venir goûter à notre cuisine. Avant, nous étions complets un jour par semaine le midi. Aujourd’hui, c’est tous les jours. On accueille des clients du monde entier. Les grands chefs, les critiques gastronomiques… Ils viennent manger ici, puis essaient d’autres restaurants à Copenhague ou dans la région.
Y a-t-il eu un impact sur votre façon de cuisiner ?
J’ose davantage. Nous n’avons rien à perdre. Parce que dès que vous commencez à vous attacher au succès et que vous chercher à le protéger, c’est le début de la fin. Bien sûr, nous espérons conserver notre titre l’an prochain. Mais ce qui est important, c’est que durant ces années, nous avons pu créer un restaurant, une culture pour toute la région et la ville, qui va durer. Ce n’est qu’un début. On a planté une graine. Un arbre va pousser.
« Une fourmi qui a le même goût que la citronnelle »
On vous présente souvent comme l’ambassadeur de la nouvelle cuisine nordique, celui qui a su placer la Scandinavie sur la carte de la grande gastronomie mondiale.
Ce que nous voulons faire, c’est offrir chaque jour à nos convives une expérience unique, qui ne peut avoir lieu qu’ici et aujourd’hui. Apporter sur l’assiette l’essence de la région, produite par la distillation de ce que nous sommes et du lieu où nous vivons, rassemblés dans une bouchée, qui soit non seulement délicieuse, mais qui ait aussi le goût du futur.
Vous n’utilisez que des ingrédients produits localement, en respectant les saisons. Ne vous sentez-vous jamais limité ?
Bien sûr, il y a des moments où le foie gras ou les citrons de Menton me manquent. Mais si nous commençons à incorporer ce type d’ingrédients, nous arrêterons d’explorer ce dont nous disposons ici. Or il existe une richesse de produits incroyable dans la région. Quand nous avons ouvert, un ancien professeur de biologie suédois est venu nous voir. Il avait rempli le coffre de sa voiture d’ail sauvage et de plantes, qu’il avait cueilli dans la nature. Pendant les mois qui ont suivi, nous avons exploré les alentours de Copenhague. Nous avons découvert une soixantaine de baies différentes, au lieu des cinq ou six qui sont vendues dans les supermarchés. Tout d’un coup, le raifort n’était plus simplement un légume, mais une variété incroyable de produits, avec des saveurs différentes.
Continuez-vous à faire des découvertes ?
Cela arrive toujours, mais moins souvent. Notre dernier « moment eurêka », c’était quand nous avons trouvé une fourmi qui a le même goût que la citronnelle. Il n’en faut qu’une ou deux pour épicer un plat. Tout d’un coup, cette saveur exotique, que je ne pensais jamais pouvoir utiliser, était là, devant moi.
Vous servez donc des fourmis à des clients qui ont parfois parcouru des milliers de kilomètres, pour venir dîner dans le meilleur restaurant du monde. N’est-ce pas aller un peu loin ?
Certains se moquent de nous, comme ils l’ont fait au début, quand nous avons annoncé que nous n’utiliserions que des produits locaux. Je vous assure : c’est délicieux. D’ailleurs, énormément de gens dans le monde mangent des insectes. On a souvent une attitude condescendante à leur égard. On pense que c’est une nourriture pour les pauvres. On a tort. Il suffit d’y goûter.
Vos pourfendeurs vous ont accusé de défendre une doctrine suprématiste de la cuisine nordique.
C’est complètement idiot. Je ne comprends pas comment on peut me mettre dans la même catégorie que des gens qui vénèrent une des périodes les plus terribles de notre histoire, sous prétexte que j’aime la carotte et que je dis qu’elle est meilleure quand elle est ramassée le matin même ! Évidemment que les immigrés qui vivent au Danemark doivent continuer à cuisinier leur nourriture, qu’il faut que nous voyagions pour voir ce qui se fait ailleurs, pour chercher de l’inspiration… D’ailleurs, vingt-deux nationalités sont représentées au Noma. Mais il faut aussi que nous explorions les saveurs locales, qui parlent de notre culture.
Vous avez contribué à faire de la cuisine nordique une cuisine à la mode. Le contenu des assiettes est-il en train de changer au Danemark ?
Nous avons des cuisiniers talentueux, dont certains sont d’ailleurs passés par le Noma, qui explorent les produits et jouent avec la culture et l’histoire, dans l’espoir de découvrir de nouvelles manières de cuisiner. Quelque chose est aussi en train de se passer dans les supermarchés. Il y a neuf ans, on me livrait l’ail sauvage dans le coffre d’une camionnette. Aujourd’hui, on en trouve partout, quand c’est la saison. Malheureusement, la cuisine est souvent considérée comme quelque chose de réservé aux classes moyennes supérieures. C’est ridicule. Il s’agit simplement de trouver des ingrédients frais, qui sont à la fois sains et délicieux, et de les préparer de façon à conserver leur saveur et donner du plaisir.
Un menu unique d’une vingtaine de plats
Deux ans après son ouverture, en 2006, le Noma arrive à la 33e place sur la liste des 50 meilleurs restaurants du monde. Cette année-là, l’Espagnol Ferran Adrià et son célèbre El Bulli remportent une fois de plus le prix San Pellegrino, décerné par un jury international composé de 31 jurys nationaux. Mais l’ascension du restaurant danois ne fait que commencer. Quatre ans plus tard, le Noma détrône El Bulli et décroche la tête du classement.
L’impact est considérable. La cuisine nordique obtient enfin ses lettres de noblesse et une place dans le monde très fermé de la grande gastronomie. En quelques jours, le Noma enregistre 100.000 réservations, alors qu’il ne sert que 90 couverts par jour. Il aurait fallu plus de trois ans pour les satisfaire toutes, à condition que le personnel travaille sept jours par semaine.
Depuis, l’affluence n’a pas faibli. Les réservations sont ouvertes trois mois à l’avance. En général, il suffit de quelques heures pour que le restaurant affiche complet. Chaque jour, un millier de personnes figurent sur la liste d’attente. Mais comme les clients sont originaires du monde entier, les annulations sont fréquentes, ce qui permet souvent à quelques heureux d’obtenir une place au dernier moment, assure le directeur de l’établissement, Peter Kreiner.
Installé sur les docks, face à la mer, dans le quartier de Christianshavn, le Noma offre une vue imprenable sur le port de Copenhague. Le bâtiment en pierres, un ancien entrepôt, est aujourd’hui un monument classé. Plafonds hauts, murs en pierres et poutres apparentes. Rene Redzepi dit être tombé sous le charme dès sa première visite : « Les locaux offraient tout ce dont je rêvais. L’espace, l’histoire, tout était là. »
A l’intérieur, le décor est sobre, d’une élégance toute scandinave. Pas de chandelier, d’argenterie, de nappes en soie ou de verres en cristal. Le bois foncé des tables rondes contraste avec les nuances claires du parquet. Les chaises ont été recouvertes de peaux de bêtes.
« Je ne voulais pas de quelque chose de luxueux. J’ai grandi dans un milieu très modeste. Cela ne résonnait pas en moi. Je ne me voyais pas manger avec des couverts en argent, quand j’ai toujours utilisé des fourchettes et des couteaux en inox. J’aurais eu l’impression d’être faux. »
Même simplicité sur le menu, unique, qui varie chaque jour en fonction des produits disponibles chez les fournisseurs et s’inspire du Manifeste pour la cuisine nordique, que Redzepi a signé avec une dizaine de chefs scandinaves en 2005. Pas d’huile d’olive, mais de l’huile de colza. Pas de foie gras, de riz, mais des baies, des champignons, des herbes sauvages, cueillis chaque jour par les cuisiniers dans les environs de Copenhague.
Le service dure entre trois et quatre heures. Les plats sont présentés par les cuisiniers qui les ont préparés. Le menu compte une vingtaine de plats, des amuse-bouches aux desserts. .