La haute gastronomie étoilée, une recette de malheurs

26 janvier 2016

La complexité est un désavantage concurrentiel. Une simplicité suffisante est un élément de presque toutes les stratégies gagnantes. C’est l’avis de Marc Buelens professeur émérite à la Vlerick Business School.

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Les restaurants trois étoiles ont un business modèle qui s’apparente à celui de l’industrie de la mode. Sur leurs produits haut de gamme, ils gagnent peu, leurs produits dérivés sont souvent rentables. Les Yves Saint Laurent, Givenchy et autres Dior retirent rarement leurs gains des vêtements extravagants qu’ils font défiler sur les podiums. Les profits se font uniquement sur les lunettes de soleil, les sacs à main, les cosmétiques ou les parfums. Même pour Armani, le parfum est une vache à lait, mais d’une bien meilleure odeur que celle progagée par ces bovins.

Les restaurants de haut standing sont souvent rentables uniquement grâce aux livres de cuisine, aux shows télévisés, aux plats à emporter dans les supermarchés ou à la photo du chef sur des ustensiles de cuisine généralement onéreux. Mais cela reste bien sûr douloureux qu’autant de chefs renommés arrêtent leur activité dans la haute gastronomie. Ils ouvrent quelque chose de plus simple, avec plus de limites, quelque chose de moins infini. Et cela devrait être un avertissement pour nous tous. La complexité (la haute gastronomie) associée à des mesures unidimensionnelles (le nombre d’étoiles) sont les ingrédients d’une recette de malheurs.

Je crains que les restaurants arrivent aussi dans le flux du « big data ». Dans ce cas, chaque chef refermera son livre de cuisine
Que ce soit à Paris, Londres ou New York, il y a de plus en plus de restaurants gastronomiques qui réduisent leur complexité en introduisant ‘seulement un menu fixe’. Fini, le ‘à la carte’. Finie, la liberté de choix. Le chef décide à votre place. Les premières lettres de lecteurs furieux sont déjà apparues. Vous payez facilement 300 euros par personne et vous n’avez même pas le droit de choisir ce que vous mangez !
Fear of losing out

C’est une réaction passionnante. Nous payons d’importantes sommes d’argent pour expérimenter des choses qui sont normalement hors de notre portée. Vous (à moins que vous ne vous appeliez Sergio Herman ou Alain Ducasse) et moi allons dans ce type de restaurant haut de gamme parce qu’on y prépare une cuisine que nous ne pourrions jamais nous préparer nous-mêmes. Tout comme Benedict Cumberbatch ou Francis Huster jouent une pièce de théâtre à un tout autre niveau que nous, tout comme Lionel Messi utilise un ballon de football d’une manière structurellement différente de la nôtre.

Si nous allons à un concert d’Adèle, nous ne pouvons également pas décider du répertoire de chansons qu’elle y interprètera. Nous faisons confiance à l’artiste, pour cela. Dans un restaurant, nous désirons toutefois choisir, bien qu’il y ait un homme de métier derrière les fourneaux. Dans les restaurants self service, on y trouve rarement de top chefs et vous avez le droit de choisir vous-même dans une liste interminable de plats médiocres. Si vous êtes intéressé par une expérience d’exception, je peux dans ce cas vous recommander un brunch dominical chez Raffles à Singapour.

La complexité est un désavantage concurrentiel. Une simplicité suffisante est un élément de toutes les stratégies gagnantes, quasiment. Pourquoi ? Le succès ne réside pas dans la stratégie, mais dans sa mise en oeuvre. Et si la réalisation est trop complexe, il y a toujours un maillon faible qui apparaît.

Les restaurants trois étoiles succombent sous la complexité imposée et commencent de plus en plus à protester. Les chefs rendent leur tablier (parfois littéralement en se suicidant), ou ne proposent plus que des menus fixes. Le client, à son tour, souffre de FOLO ou fear of losing out. Twitter, Instagram ou Facebook vous font savoir que vous avez réellement raté ces plats vraiment délicieux. Nous sommes arrivés à un système de surenchères, où les guides gastronomiques, les chefs renommés, les programmes de télévision et les clients de restaurants se rendent fous les uns les autres.

Le paradoxe de la mesure

Le logiciel truqueur est un thème qui ne parvient apparemment plus à sortir des titres de la presse. D’où cela vient-il? A nouveau, un système de surenchère. En dehors d’être une vache à lait pour le gouvernement, les voitures doivent contribuer au développement durable de notre société, doivent nous amener en sécurité à destination, ce de préférence sans chauffeur, et rester financièrement abordables. Et attention: c’est mesuré, tout comme dans les guides gastronomiques, chacune reçoit des points. Et vous souvenez-vous encore de vos bulletins d’école? Si vous trouviez un truc pour augmenter vos points artificiellement, hésitiez-vous ? Vous souvenez-vous encore de la crise bancaire? Là aussi, on mesurait. Un investissement devait être noté triple A. Mais nous pouvons être tranquilles, on mesure encore davantage, dans les banques, aujourd’hui. Car mesurer est savoir. Mais mesurer a un paradoxe très étrange: dans les systèmes simples, c’est généralement superflu et dans les systèmes complexes, vous obtenez rapidement une étrange surenchère et une grande probabilité de jeu faussé. Je crains donc que les restaurants arrivent aussi dans le flux du « big data ». Dans ce cas, chaque chef refermera son livre de cuisine.

Source Trends.levif.be