Ces chefs qui auraient dû refuser leur étoile Michelin

7 avril 2014

Source Atabula.fr Par Franck Pinay-Rabaroust

L’affaire a défrayé la chronique il y a quelques semaines. Un chef belge, Fredrick Dhooghe, s’en est allé envoyer une lettre au guide Michelin pour lui signifier son refus d’être mentionné dans ses pages. L’homme justifiait ainsi sa démarche : « Je crains que beaucoup de gens ne comprennent pas bien le guide. La clientèle qui vient sciemment dans un étoilé a souvent une autre vision. Elle attend une cuisine spectaculaire, un défilé d’amuse-bouches quand le menu démarre, tout ça dans un décor qui, selon elle, mérite une étoile. ». Autrement dit, le chef soulignait simplement la peur du quiproquo culinaire et prenait les devants. Si ce choix de ne pas figurer dans des guides est bien plus courant que ce que laisse croire le développement de cette polémique – choix rarement ou jamais accepté par les guides qui revendiquent leur liberté éditoriale –, la décision de Fredrick Dhooghe interpelle en réalité sur d’autres terrains : celui de l’identité des établissements nouvellement étoilés et la nouvelle politique du Michelin.

Dans sa volonté de coller aux évolutions actuelles de l’offre gastronomique, le Bibendum est tout bonnement en train de virer sa cuti. Certes, ce mouvement est déjà bien engagé dans certains pays, comme au Danemark et tout particulièrement à Copenhague où l’on trouve des tables étoilées (15 restaurants étoilés, dont deux doublement étoilés) au cadre simple, avec des tables en bois brut et sans chichis dans l’assiette. Mais là où la quatorzième édition du guide des principales villes d’Europe* a souvent fait preuve de modernité dans ses choix, l’ancêtre français, qui a dépassé le siècle d’existence et qui traine quelques boulets toujours auréolés de leurs trois étoiles, a toujours brillé par son conservatisme. Conservatisme devenu, au fil des années, identitaire. Dans l’univers des guides, la donne était claire : à Omnivore et au Fooding d’endosser le rôle de révélateurs de tendances et de talents, au guide rouge la statue du commandeur qui certifie un irréprochable parcours et un savoir-faire incontestable. Les premiers sont sur la ligne de départ, le second sur la ligne d’arrivée.

Mais ça, c’était avant. En récompensant d’une étoile des restaurants comme Septime (Paris), l’Auberge du Vert Mont (Boeschepe) ou En pleine Nature (près de Toulouse), Michelin tente de rebattre les cartes et de se repositionner. Après être devenu les pages jaunes de la gastronomie – en permettant à tout restaurant qui le désire, moyennant finances, d’être recensé sur leur site Internet -, il entend lui aussi profiter de l’engouement pour la gastronomie nouvelle génération, version tatouée, modeuse et rockeuse. Sauf qu’en agissant ainsi, il tente l’impossible : faire le grand-écart éditorial pour ramasser aussi bien les tables émergentes que les établissements les plus luxueux qui constituent depuis des lustres les bases de la pyramide étoilée, et en usant du même baromètre pour tout le monde : l’étoile. Pour le client, il devient désormais tout bonnement impossible de savoir ce qu’il va trouver en se contentant de la seule lecture du guide rouge. L’exemple le plus criant se situe dans la banlieue de Toulouse, dans un restaurant au nom énigmatique – En Pleine Nature – puisqu’il se situe en pleine bourgade. Étoilé en 2014, cité dans le Fooding et le Gault &Millau, il est la caricature de ce mélange des genres : cuisine ouverte, brigade légère dirigée par un tout jeune chef, Sylvain Joffre, foulard sur la tête, cuisine dans l’air du temps et cadre sans charme. Mais, en salle, c’est costard pour le service et présentation policée des plats. Si l’assiette tient correctement la route, le résultat global est dominé par une incohérence flagrante. Mi-Fooding, mi-Michelin, cette hydre à deux têtes symbolise tristement toute l’absurdité de l’œcuménisme à marche forcée du plus prestigieux des guides français.

Paradoxalement, en agissant ainsi, les inspecteurs du guide Michelin peuvent s’enorgueillir de respecter enfin leurs fameux critères pour décider de l’attribution de la précieuse récompense. En 2012, l’actuelle rédactrice en chef du guide France, Juliane Caspar, en présentait cinq** : la qualité des produits, la maîtrise des cuissons et des saveurs, la personnalité de la cuisine, le rapport qualité-prix et la régularité de la cuisine. C’est sur ce dernier argument que le Michelin aurait accordé la première étoile au restaurant Septime du talentueux Bertrand Grébaut. Mais en appliquant ces seuls critères, et uniquement ces critères-là, le Michelin s’expose à une double critique. D’une part, des centaines de restaurants peuvent prétendre d’un seul coup à entrer dans la sélection du guide, logique qui emportera forcément de nouveaux mécontentements et incompréhensions de la part de ceux qui ne seront pas sélectionnés***. D’autre part, le Michelin va donc se contenter de ne regarder que l’assiette et voir si celle-ci est bonne. Mais sans aller plus loin puisqu’il ne revendique plus aucune identité au-delà de la sacro-sainte écuelle. Quand Omnivore met en avant les chefs qui appartiennent à la grande « famille », quand le Fooding valorise plutôt les « amis », le Michelin, lui, se contente de regarder l’assiette sans savoir qui est derrière, sans chercher à savoir ce que le chef revendique comme identité, comme histoire, comme appartenance ou filiation. Autrement dit, le Michelin avance en roue libre, le nez dans l’auge, sans regarder la route.

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